samedi 14 juillet 2012

Faut-il congeler les intégristes ?



"Tu menaces les incrédules ! Eh bien, alors, je suis moi-même un incrédule."

(al-Walid II, calife omeyyade)



Ce qui est "intéressant" avec les disputes idéologiques, c'est qu'elles servent de révélateur, et pas seulement social. Il suffit que, quelque part dans le monde, un exalté quelconque exerce son droit auto-proclamé d'imposer ses idées à autrui, et hop ! toute sorte d'opinions se mettent à pousser comme des champignons après l'orage. Et, tout comme les champignons, elles présentent le même genre de risques : certaines sont vénéneuses, parfois mortellement ; d'autres font vivre des expériences amusantes, parfois sans espoir de retour ; et, parmi celles qui ne sont ni mortelles ni fatales, on en trouve pour (presque) tous les goûts. Je dis presque, parce qu'il y a une catégorie de gens que ceci ne touche pas.

Par exemple, moi, si vous voulez, en gros, j'aime pas les champignons. Or, pour apprécier un champignon, il faut le manger. Et c'est là que le bât blesse.
« Prenez une vérité, laissez-la reposer un bon moment pour voir si elle ne change pas de couleur sous vos yeux et si elle ne tourne pas à son contraire, observez de quoi elle se nourrit - des fois que ce serait de vous ? - portez-la ensuite à hauteur d'homme, ni plus haut ni plus bas, sentez-la bien, assurez-vous que ça ne sent pas le cadavre, mordez-en un tout petit bout, goûtez prudemment sans avaler, mâchez-la très soigneusement, surtout si on veut vous la faire avaler intacte, voyez si ça ne vous étouffe pas, si ça ne vous reste pas dans la gorge, si ça ne vous tord pas les boyaux, si ça ne vous sort pas aussitôt par les narines, si ce n'est pas accompagné de sueur et de nausée, et si tel n'est pas le cas, avalez-la, mais peu à peu, petit à petit, en mâchant toujours longuement chaque bouchée, mais surtout, surtout, soyez toujours prêt à la recracher... La démocratie, c'est le droit de recracher. »
Ce qui me touche particulièrement dans cette recette du cuisinier Duprat1, c'est qu'elle décrit à la perfection ce que je ressens dès que la religion lance un de ses immondes tentacules prosélytiques vers moi. Ça m'étouffe ; ça me reste en travers de la gorge ; ça me tord les boyaux ; ça me sort par les narines ; ça me fait suer (sans parler d'une autre forme d'excrétion) ; ça me flanque la nausée ; et je n'ai aucune, mais alors aucune envie de l'avaler.
Ce qui m'emmerde prodigieusement avec les religions2, c'est que toutes me font des reproches lorsque je les recrache. Chacune à sa manière, prenant la mine dégoûtée devant le glaviot infâme que j'ai régurgité (qui n'est pourtant que le reliquat de leur pudding idéologique), y va de son discours moralisateur, selon lequel je ne suis qu'un mécréant, un imbécile, un cynique, un libertin, un salaud, un pauvre type, un niais, un paumé, un rebelle, un malheureux, un anarchiste, un communiste... bref : un ennemi. Il ne se passe pas de jour que je n'ai à subir les assauts moralistes de ceux qui savent ce qui est bon pour moi ou les jérémiades de ceux qui veulent me faire partager leur haine pour "certains". (Quant aux coups sur la nuque de ceux qui détiennent le glaive de la vérité – cf. sourate XLVII.4 : "Ô vrais croyants, lorsque vous rencontrerez les incrédules, frappez-les à la nuque jusqu'à ce que vous les ayez abattus" –, je me contenterai de faire remarquer que, pour frapper quelqu'un à la nuque, il faut être derrière ; c'est donc le geste d'un lâche).
Si les religions, malgré les progrès de la philosophie humaniste, sont toujours sur la place publique où elles n'ont rien à faire, c'est aussi et surtout parce que les démocraties laïques regorgent de gens tièdes qui refusent de faire la distinction entre tolérance et indifférence, et qui déguisent leur peur en un laisser-faire de bon aloi pour pouvoir rester enfermés chez eux en gardant la conscience tranquille pendant que leur police jette des gens dans les rivières, rase des bidonvilles, ou matraque des sourds-muets qui cherchent à faire valoir leurs droits, comme je l'ai vu faire à Montpellier le mois dernier.
Il paraît que Dieu vomit les tièdes. Profitons donc de sa posture penchée au-dessus de la lunette pour lui flanquer un bon coup de pied au cul et tirer voluptueusement et longuement la chasse. On sera ainsi débarrassé en même temps des tièdes (qui, par définition, ne sont guère passionnants) et du Vieux-pas-beau. Après, il n'y aura plus qu'à vaporiser un peu d'extrait de lavande et on pourra recommencer à respirer à fond les poumons.
"L'essor du fascisme et du racisme en Occident est la preuve que tout le monde n'est pas amoureux de la démocratie. Par conséquent, la bataille finale ne sera pas nécessairement entre l'islam et l'Occident mais entre ceux qui attachent du prix à la liberté et ceux qui n'en attachent aucun." (Ibn Warraq)
En tant qu'anarcho-libertin même-pas-athée (être athée impliquerait que j'ai appris à me passer de Dieu, ce qui n'est même pas le cas), j'ai maintenant une proposition concrète à faire. Il faudrait, dans l'idéal, la soumettre au Parlement zorropéen ou à l'Organisation des Nations-Punies (n'hésitez pas à le faire vous-même si vous connaissez un député ouvert, disponible, intelligent, tolérant, influent, entreprenant... Euh... peut-être que j'en demande trop). J'explique :
L'une des conséquences du réchauffement climatique (si vous le niez encore, retournez prier) est que les pôles de notre planète se réchauffent. Autrement dit, les continents arctique et antarctique sont de plus en plus viables. D'ici vingt ans, il est même possible que certains coins deviennent presque habitables. Je propose tout simplement de convertir l'Antarctique en terrain de joutes théologiques, afin que s'y déroulent (rapidement, si possible) les Premiers (et espérons, les derniers) Jeux Théologiques Mondiaux de l'histoire de l'humanité (pour la comm', on abrégera en JeThéM).
Dans un premier temps, chaque religion (même les sectes, même les portatives et les individuelles) se verrait attribuer un territoire proportionnel à son cheptel d'adorateurs. Le partage serait bien sûr effectué par un organisme neutre en la matière. Le Conseil tribal des Tribus nord-amérindiennes me paraît tout indiqué ; les Inuit, en particulier, ont compris l'essence même des religions du Livre ; on en jugera par cette légende aussi courte que savoureuse : "Un chasseur eskimo demande à un missionnaire : – Si je n'avais jamais entendu parler de Dieu ni du péché, est-ce que j'irais en enfer ? – Non, puisque tu serais alors dans l'ignorance. – Alors pourquoi m'en avez-vous parlé ?"3. Après réflexion, je crois que les Hell's Angels seraient tout aussi ravis de s'atteler à l'organisation de cette grande rencontre historique.
Ensuite, des équipes de pionniers4 seraient envoyées sur place pour construire les aménagements nécessaires à la vie des religions : des édifices consacrés, bien sûr, mais aussi des baraquements, des routes, des stades pour les joutes, et enfin des camps de concentration clés-en-main de divers modèles, pour les mécréants, les récalcitrants, les ennemis intérieurs, les extérieurs, les indécis, les infidèles, les incrédules, les impies, les pacifistes, les atermoyants, les incompréhensibles, les incompris, les artistes, les poètes, les bègues, les gauchers, les pédés... bref : tous les empêcheurs de prêcher en rond. Ces camps pourront fort bien être assurés par des compagnies suisses, comme l'étaient les camps nazis, et des artisans talentueux choisis sur concours pourront exercer leur art en réalisant de jolies devises en fer forgé qu'on mettra au-dessus de l'entrée.
Par exemple, Luc, 19, 27 : "Ceux qui refusent mon autorité, amenez-les devant moi et égorgez-les sous mes yeux", calmera les ardeurs pacifico-bêlantes de ceux qui croient encore que Jésus prêchait l'amour universel.
Pour les camps de femmes, de nombreuses décorations sont possibles : la sourate IV.34, par exemple, est idéale pour orner le réfectoire d'un camp de femmes : "Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles, et à cause des dépenses qu'ils font pour assurer leur entretien. [...] Admonestez celles dont vous craignez l'infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les." A moins que la sourate XLIII.18 : "Eh quoi ! cet être qui grandit parmi les colifichets et qui discute sans raison" ne soit jugée plus convenable. "Homme, tu es le maître, la femme est ton esclave, c'est Dieu qui l'a voulu" ; cette perle de sagesse chrétienne du grand saint Augustin rabattra le caquet des plus volubiles.
La sourate IX.30 permettra aux chrétiens et aux juifs de savoir où est leur vraie place : "Combattez-les jusqu'à ce qu'ils payent directement le tribut après s'être humiliés. Les juifs ont dit : Uzaïr est fils de dieu ! Les chrétiens ont dit : Le messie est fils de dieu ! Que dieu les anéantisse ! Ils sont tellement stupides !" De même, les camps protestants arboreront cet avertissement fort clair du grand Martin Luther : "On aurait dû raser leurs synagogues, détruire leurs maisons, leur ôter leurs livres de prières", et les camps catholiques, cette maxime du grand Bossuet : "Satan anime les Juifs et je les vois avancer par son instinct." Les chrétiens de gauche pourront préférer cette note personnelle de Proudhon, le grand défenseur de l'individualisme : "Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l'exterminer". Enfin, ceux qui ont des doutes existentiels pourront faire leur devise de cette phrase toute vibrante de ferveur hitlérienne : "Je combats pour l'œuvre du Seigneur" et orner la boucle de leur ceinturon de la devise officielle de la Wehrmacht : "Dieu avec nous".
S'ils parviennent à survivre malgré le voisinage des chrétiens et des musulmans, les hommes juifs maintiendront la tradition qui consiste à remercier quotidiennement leur seigneur de n'être point des femmes ; et les Hindous de la caste des Intouchables continueront à croire que leur prochaine incarnation sera meilleure, ce qui leur permettra d'endurer les pires humiliations dans cette vie-ci et en fera incidemment d'excellents cobayes pour les apprentis-bourreaux (ce sera bien le seul point sur lequel toutes les religions seront d'accord ; y compris l'hindouisme !). Quant au bouddhisme, il pourra continuer à faire semblant de ne pas être une religion ; ça ne fera aucune différence.
Enfin, à une date précise (mais pas trop lointaine, parce que ça urge ; disons au plus tard le 1er janvier 2014), tous les humains incapables de s'asseoir sur leur religion... je veux dire, de penser par eux-mêmes, iront s'installer en Antarctique.
A partir de là, ils pourront (se) faire ce qu'ils voudront, on n'en aura plus rien à foutre. Enfin au calme pour la première fois depuis l'aube de l'humanité, nous pourrons réfléchir en toute(s) liberté(s) à la suite des événements, sans craindre d'être insultés, injuriés, humiliés, couverts de crachats, exclus, conspués, répudiés, excommuniés, damnés, dépossédés, bannis, aliénés, emprisonnés, revendus, giflés, frappés, fouettés, poignardés, mutilés, circoncis, excisées, violés, lapidés, torturés, énucléés, électrocutés, démembrés, émasculés, égorgés, fusillés, décapités, crucifiés, éviscérés, immolés, atomisés... (Enfin si, hélas, cela sera toujours possible, mais au moins ce ne sera plus pour des questions religieuses.) Par exemple, on pourra enfin réfléchir à un moyen véritable, concret, universel, de sortir du capitalisme, qui n'est rien d'autre que la religion du fric.
C'est mon idée ; elle vaut ce qu'elle vaut, c'est-à-dire pas grand chose dans un monde où les humains font tout leur possible pour vivre séparés les uns des autres5, un monde où les seules idées qui réussissent à germer dans le réel sont celles que défendent des salauds, brandissent des crétins et assènent des brutes, tous effrayés par leur ombre et transis de peur à l'idée d'en avoir une originale, d'idée. "La peur est la sœur de la cruauté et, par conséquent, il n'est guère étonnant que la cruauté et la religion aient cheminé main dans la main", écrivait Bertrand Russell dans son livre Pourquoi je ne suis pas chrétien, qui explique pourquoi il n'était pas chrétien, malgré la couleur de sa peau, malgré son éducation, malgré la culture ambiante, bref, malgré tout.
Quant à l'islam, "[il] a débuté sur des principes encore plus sanglants, et même à ce jour il voue toutes les autres sectes à la damnation", écrivait le philosophe Hume. "Puisque le monde musulman est toujours plongé dans l'âge des ténèbres, la laïcité, plus que jamais, s'impose", lui a répondu Fouad Zakaryia quatre siècles plus tard. "L'obstacle majeur au développement des droits de l'homme dans l'islam, c'est Dieu, ou pour être plus précis [...] la vénération du Coran et la sunnah", a ajouté Ibn Warraq peu après dans son livre Pourquoi je ne suis pas musulman (qui explique pourquoi il n'est pas musulman, malgré... etc.). "L'islam ne se développe pas avec des bonbons et des roses, il se développe avec des larmes et du sang. Il croît dans l'oppression, la violence, le mépris, par la haine et les pires humiliations que l'on puisse faire à l'homme. [...] Ces religions [monothéistes] sont profondément néfastes et le malheur de notre peuple vient de là. [...] La pire forme d'aliénation n'est pas de penser que nous sommes français mais de croire que nous sommes arabes. Il n'y a pas de peuple arabe et il n'y a pas de nation arabe. C'est une langue sacrée, celle du Coran, que les dirigeants utilisent pour empêcher que les gens ne découvrent leur véritable identité", avait déclaré Kateb Yacine au journal Le Monde peu avant de mourir.
Hélas, hélas, hélas, plus je rêve, et plus il m'apparaît évident que les nations qui "possèdent" l'Antarctique n'accepteront pas mon projet de congeler tous les intégristes de la Terre, aussi il ne nous reste qu'une solution raisonnable : le lieu vraiment idéal pour y expédier les partisans de toutes les religions, c'est... la Lune ! L'absence d'atmosphère y engendrerait un bienveillant et merveilleux silence, qui rime divinement avec tolérance.
"L[a] plus grande religion, c'est de ne point parler de religion", écrivait Gabriel de Foigny vers 16606. Depuis cette date, a-t-on entendu parler d'une religion qui eût fait le moindre progrès ? Moi pas. "On nous dit souvent que c'est une très vilaine chose que d'attaquer la religion, parce qu'elle rend les hommes vertueux, écrivait Bertrand Russell, ce petit incrédule. C'est ce que l'on dit ; moi, je ne l'ai pas remarqué." Moi non plus. J'ai plutôt remarqué que tous les gens religieux croisés au cours de mon existence étaient particulièrement doués pour s'autoriser ce qu'ils interdisaient aux autres et pour interdire ce qu'ils estimaient bon pour leur gueule.
"Mollah, si vos prières ont quelque pouvoir / Montrez-moi que vous pouvez faire bouger la mosquée ! / Sinon, prenez quelques doigts de whisky / Et voyez comme la mosquée bouge d'elle-même", a écrit Khushwant Singh, l'écrivain pakistanais anglophone, l'individu le plus méprisé de l'ulema après Salman Rushdie et Taslima Nasreen.
Pour finir sur une note ouverte, je pose cette question : tolérer l'intolérance, c'est de la sainteté ou de la naïveté ? De l'héroïsme ou de la stupidité ? Du bouddhisme zen ou de la lâcheté ?

"Kusaila"

1cité par Romain Gary dans son roman Les Clowns lyriques.
2Outre le fait non négligeable que je risque à tout moment d'être assassiné par l'un de leurs représentants qui aura estimé que je lui ai manqué de respect, ou simplement parce que je me serais trouvé sur son chemin de croix ou sur le lieu de son sacrifice "divin"...
3cité en exergue du roman de Jean Vautrin, Un grand pas vers le Bon Dieu.
4Pourquoi pas les clergés respectifs des religions concernées ? Ce serait juste et approprié ; sauf que, comme d'habitude, les chefs n'accepteront jamais de mettre la main à la pâte et ils enverront des pauvres et des handicapés...
5Notamment, et de plus en plus, par des écrans d'ordinateur – j'en connais même qui se croient devant ; mais on n'est jamais devant un écran ; du point de vue de l'autre, on est toujours derrière.
6Dans son utopie proto-libertaire La Terre australe connue, livre introuvable en édition courante. On ne le trouve que dans le volume Libertins du XVIIe, la Pléiade, donc hors de portée des bourses modestes.

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