mardi 23 avril 2013

UNE PARABOLE qui coule de source

PHOTO: Amelia Holowaty Krales

Un homme était assis au bord d'une rivière et contemplait ses flots. Un voyageur, qu'il avait croisé avant de l'atteindre, lui avait parlé d'un fleuve lointain appelé Vérité. L'homme avait finalement rencontré cette rivière et décidé que c'était elle, la Vérité ; même si, en vérité, il l'ignorait.
Et certes, son cours était impétueux, beau, tout à la fois inquiétant et reposant.
C'était là une impression qui faisait plaisir à l'homme ; aussi resta-t-il longtemps, assis là.
Un jour, la rivière parla à l'homme.
Du moins le crut-il, mais puisqu'il était seul, personne ne pouvait le contredire ou lui confirmer son doute.

La rivière dit à l'homme seul :
"Si je coule dans ce sens, c'est parce que je ne peux pas couler dans l'autre."
Ces paroles s'incrustèrent profondément dans l'esprit de l'homme qui écoutait la rivière. C'est pourquoi on dirait plus tard qu'il en fut très impressionné.
L'homme médita longtemps ces paroles.
Très longtemps.
Il n'avait pas vraiment le choix ; elles étaient incrustées dans son esprit ; lui tenaient lieu de conscience, de pensée, d'idée. Il en devint obnubilé. Puis il commença à s'ennuyer ferme.
Et comme la rivière ne lui adressait plus la parole, il la quitta un beau matin et partit trouver la femme.
Quand il l'eut trouvée, il lui raconta son histoire, et notamment la fois où la rivière appelée Vérité lui avait parlé. Il répéta à la femme les paroles de la rivière. Il les répéta flot pour flot.
La femme en fut si impressionnée qu'elle exigea de l'homme qu'ils partent s'installer au bord de la rivière, au cas où celle-ci parlerait de nouveau. Il ne fallait surtout pas rater ça.
Heureux tous les deux d'avoir convaincu l'autre, ils allèrent s'installer au bord de la rivière, où ils fondèrent une famille, qui devint une communauté, qui devint un village, qui devint une ville, qui devint une nation, qui devint un Etat.
L'homme et la femme se multiplièrent sans fin, buvant l'eau de la rivière, s'y lavant, y pissant et y chiant, y rejetant leur eau de vaisselle, leurs morts et tous les trucs cassés qui finissent par encombrer les greniers et les jolies cours ombragées, ce qui fait qu'on ne peut plus s'y allonger, en été.
Et ce n'était pas une mauvaise idée, de vivre près de la rivière ; elle qui était si généreuse, impétueuse, charmeuse...
Dans les villes près de la rivière, l'homme et la femme édifièrent des courants de pensée et prononcèrent des discours-fleuves qui multipliaient les paroles de la Vérité, tout comme ses flots multipliaient son eau et l'emportaient avec son aval.
Comme le bruit conjugué de tous ces discours couvraient le murmure de la rivière, celle-ci enflait parfois et sortait de son lit, signe qu'elle voulait être crue. Mais ce faisant, elle emportait quelques personnes, des maisons, des chevaux... Alors, les hommes et les femmes la traitaient de cruelle. Battue, comme un chien ou un sentier de terre, elle retournait se coucher sans rien dire.
Les gens de passage dans les villes tendaient l'oreille pour entendre ces discours, mais le brouhaha couvrait toujours plus le murmure de la rivière, et puis ils n'entendaient pas bien la langue du cru.
Plus tard, une fois revenus dans leur ville, près de leur rivière, ils répétaient les paroles étrangères, et s'en moquaient, ou les déformaient ; ou bien ils les répétaient parfaitement, mais alors, c'étaient leurs auditeurs qui ne les comprenaient pas.
Les hommes hurlaient de plus en plus fort pour couvrir le discours-fleuve du voisin ; on disait de plus en plus souvent "Taisez-vous, ou vous allez m'entendre !" On débattait de plus en plus fort mais en fin de compte, chacun avait sa petite idée au logis.
Certains, déçus de n'avoir rien entendu, volaient une pierre ou un caillou dans le lit de la rivière et la posaient quelque part, par terre, se juchant dessus pour parler plus haut, plus fort. Parfois, cette pierre devenait une colonne ou un autel, puis un mur, puis trois autres murs avec un péristyle, bref un temple. Et plusieurs temples jointés par des couloirs devenaient un clergé, et plusieurs clergés unifiés pouvaient devenir un Etat religieux.
C'était un rien compliqué pour la rivière, qui n'avait jamais rien demandé. Au fil du temps, de toute façon, elle avait fini par s'assécher. Elle n'était plus qu'un filet d'eau saumâtre qui sinuait au creux de son ancien lit, comme un serpent sournois qui noyait les enfants imprudents ; les hommes l'accusaient alors d'être trop lâche pour s'attaquer aux adultes.
Comme la Vérité n'était plus pure mais cloacale, les hommes et les femmes en détournèrent les restes, pour en faire des Inepties, dont ils meublèrent consciencieusement leurs esprits desséchés par le soleil, le sable, le vent, l'abstinence et les discours-fleuves gorgés de moraline.
Mais attention : nul n'aurait commis l'erreur d'admettre en public qu'il avait peur de ce qu'il ou elle trouvait dans son propre cerveau ; que son imagination et ses rêves étaient si beaux qu'il ou elle en aurait pleuré de joie, rien qu'à les raconter. Oui, mais voilà : ils n'avaient jamais le temps de les raconter, il fallait travailler, aller au temple, chercher de l'eau, chercher à manger, obéir au seigneur, acheter un nouvel ordinateur ou une nouvelle voiture, payer les impôts...
Par contre, tout le monde admettait volontiers que l'intelligence d'autrui était effrayante, ou bizarre, ou malvenue, ou incompréhensible, ou tordue... et donc, qu'il fallait la redresser pour qu'elle soit acceptable, honorable, exploitable.
Avec le temps et la crasse, l'intelligence de l'espèce se figea et escamota le goût des choses. Puis, réduite en poudre, elle alla vivre ailleurs, loin à l'horizon. Et surtout, sans bruit.
Bientôt, plus personne ne savait comment aller au bout de ses idées. Les hommes et les femmes, ne sachant plus différencier leurs idées de celles que leurs ancêtres leur avaient fourré dans la tête, préférèrent garder leurs idées bien arrêtées, croyant que cela les rendrait plus faciles à retrouver. Oh, c'était vrai ; et la police était bien contente, bien justifiée et bien graissée.
Et dans leurs cages cervicales, les idées périssaient rapidement, périclitaient, se reproduisaient endogamiquement, devenant de plus en plus débiles, malformées, consanguines, monstrueuses, mesquines, chafouines et laides. De braves idées à la con, que personne ne jugeaient telles, puisqu'il n'y avait plus rien pour comparer.
Loin, là-bas, au bout de la rivière qui s'appelait peut-être Vérité, les flots nauséeux se déversaient dans l'Océan du Doute où nul n'osait se baigner. On leur avait appris que l'eau salée résultait de leurs larmes ; et ils s'obligeaient à souffrir toute leur vie pour emplir l'Océan et le décréter frontière de leur monde.
Et l'Océan gonflait et s'enflait, et ses eaux montaient lentement.
Et les humains, voyant cela, s'inquiétaient encore un peu plus, et pleuraient un peu plus, de peur ou de chagrin, de douleur ou d'hypocrisie, ou de tout cela à la foi ; peu importait.
Chaque peu importait, de même que chaque goutte d'eau importe à l'Océan.
Qui montait.
Peut-être avait-il une idée derrière la Terre...

Dédié aux habitants du futur ex-Archipel des Tuvalu.

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