mercredi 4 juin 2014

SOCRATE et l'esclave heureux

On a trouvé récemment la trace d'un dialogue socratique de Platon dont on avait jusqu'à présent ignoré l'existence; il s'agit seulement d'un compte rendu, non du dialogue lui-même, hélas; mais les érudits se feront une joie de le recomposer à leur guise. Nul doute que les plus éminents d'entre eux le considèreront comme apocryphe.



SOCRATE ET LE MYTHE DE L'ESCLAVE HEUREUX

Un riche marchand athénien invita un jour Socrate à venir dîner chez lui. Il tenait à lui présenter son intendant, un esclave qui se prétendait le plus heureux des hommes vivants sur la Terre. Le marchand mit Socrate au défi de prouver que cet esclave (qui s'appelait Euphornithos) n'était pas sincèrement heureux. Socrate n'accepta l'invitation qu'à une condition : il fallait que l'esclave en question ne fût point né esclave.
"Car si tel est le cas, dit-il, ma tâche serait aussi impossible que de faire comprendre les couleurs à un aveugle de naissance."

Le marchand assura Socrate que l'esclave avait été capturé enfant et éduqué sur l'un de ses nombreux domaines en Thrace inférieure. Socrate accepta donc l'invitation et le défi. La date du repas fut fixée et le soir du banquet arriva.
La première surprise, pour Socrate, fut de constater que la raison même du banquet était le bonheur proclamé par l'esclave-intendant; il était en effet au service de son maître depuis trente ans et entendait célébrer l'occasion. La deuxième surprise de Socrate fut de voir que les invités n'étaient pas tous de fameux esclaves de la Cité; il y avait de nombreux notables (encore que tous fussent issus de la riche classe marchande). La troisième surprise éprouvée par Socrate se produisit lors de la libation de l'esclave-intendant; celui-ci, en effet, remercia son maître pour ses bienfaits (ce qui était prévisible et traditionnel) mais n'alla point jusqu'à le tenir pour entièrement responsable de son bonheur. En fait, il estimait que ce bonheur résultait de l'existence même de l'esclavage; que celui-ci était admirable en soi pour la divine raison qu'il fonctionnait et qu'il n'y avait donc pas à chercher ailleurs les moyens d'être heureux; il sous-entendit même que les autres formes de bonheur étaient fausses. Il conclut que, selon lui, tous les esclaves devraient s'estimer heureux de leur sort et en remercier les dieux à chaque instant. Que se rebeller était contraire aux lois divines tant qu'humaines (argument classique), mais surtout contraire à la raison. Il y eut un frisson dans toute l'assistance quand il prononça ce mot, car Euphornithos le fit en regardant le philosophe.
Socrate (qui n'avait pas eu le temps d'écluser son premier ouzo avant le discours de l'esclave) se dit qu'il avait affaire à forte partie. Non seulement son adversaire paraissait des plus habiles mais tous les convives étaient certainement acquis à son point de vue. Aussi, le verre à la main et un bol d'olives dans l'autre, Socrate attendit la fin des applaudissements et louanges adressés à l'esclave, attendit encore que tous les regards se tournassent vers lui, et quand le silence fut complet, il s'approcha de l'intendant, passa un bras sur ses épaules et lui murmura quelques mots à l'oreille. Ayant dit, il but son verre, le posa dans la main que l'esclave avait tendue par habitude, lança une olive dans sa bouche d'une pichenette, la mâcha rapidement et en recracha le noyau.
Avant que celui-ci n'ait touché le sol, l'esclave avait fondu en larmes.

Quant à savoir ce qu'a dit Socrate, les témoignages divergent.
Certains prétendent qu'il prononça les paroles suivantes: "Tu admires l'esclavage parce qu'il fonctionne, comme tu dis; mais admires-tu une arme parce qu'elle peut tuer? Non, tu l'admires quand elle permet de tuer quelqu'un qui te menace, toi, les tiens et ce qui t'appartient. Sinon, ce n'est qu'un bout de métal inerte." L'esclave aurait alors pleuré parce qu'il ne possédait rien en propre et n'avait pas le droit de fonder une famille.
D'autres racontent que Socrate aurait dit: "Tu admires le bonheur que tu trouves dans l'esclavage; mais que sais-tu du bonheur que l'on trouve hors de l'esclavage? Ta mémoire d'enfant est-elle si courte que tu l'aurais effacée?" L'homme se serait alors souvenu de l'insouciance de ses jeux d'enfant.
Quelques-uns (mais ils sont moins nombreux) prétendent que Socrate aurait seulement chuchoté à l'esclave: "Si tu versais des larmes, je te rachèterais à ton maître et je t'affranchirais aussi sec. Manque de bol, mon vieux: en ce moment, j'ai pas un rond. Et ça risque pas de s'arranger avant longtemps."
Il existe même une recension (unique et douteuse) selon laquelle le fameux accoucheur d'âmes (et avorteur, à ses heures) aurait dit: "Ça te dirait de venir travailler au bordel? On manque de gitons un peu mûrs, en ce moment. Y a du fric à se faire et c'est toujours mieux de joindre l'utile à l'agréable. Et toi, au moins, tu ne risques pas de tomber enceinte..."

Comme toujours, on ne saura jamais la Vérité et chacun se forgera sa propre opinion en la matière. Quant à l'esclavage, il est toujours là, déguisé sous divers masques, les esclaves heureux sont toujours légion et leurs héros restent soigneusement légendaires.

(extrait de Les Mythes anciens devenus modernes, Pierre Ménardier, éditions Le Peuple de Mooh, 1932).

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