samedi 21 novembre 2015

Rencontre avec une éditrice (ou pas) ?



Le 29 octobre 2015, l'éditrice Sabine Wespieser est venue tenir conférence dans mon patelin. Etant donné que celui-ci consiste en 4500 habitants difficiles à motiver dès lors qu'il est question d'autre chose que de consommer des produits du terroir, je m'attendais à une faible présence publique. Je fus donc agréablement surpris de compter pas loin de cinquante personnes dans une salle au décor bucolique.
Mieux encore : la parité était presque respectée, et la pyramide des âges assez bien représentée. SW ne manqua pas, d'ailleurs, de nous "féliciter" pour notre équilibre social des genres. Il est rare, en effet, qu'un échantillon de lecteurs ne soit pas calqué sur la proportion statistique de 64 / 36 % en faveur des femmes.
Cela commençait donc bien.
Un journaliste "animait" l'éditrice en lui posant des questions classiques et sympathiques auxquelles elle répondait avec clarté et une certaine aisance, dépourvue de cet artifice qui trahit le prédateur en chasse (ou l'acteur qui pose).
Le premier couac intervint au bout de trois quarts d'heure, environ. Parlant des rapports entre auteurs et éditeurs, SW décrivit (une partie de) son expérience personnelle, citant en exemple l'une de ses auteures à succès qui décrit l'éditeur idéal comme étant "quelqu'un qui l'attend"; ce qui est assez joli mais laisse la porte ouverte à pas mal d'interprétations. (Personnellement, je préfère un éditeur qui fait son boulot correctement sans que je sois obligé de lui taper dessus et qui paye à l'heure sans que je sois obligé de le mettre en demeure; chacun ses goûts). Et SW conclut son intervention sur ce sujet en disant "J'aimerais que des auteurs soient présents pour vous parler de leur expérience."
Ce n'était pas encore l'heure du débat; je ne pouvais donc poser la question évidente soulevée par cette opinion aussi curieuse qu'erronée. On y passa bientôt; je la posai donc sans tarder: "Comment savez-vous qu'il n'y a pas d'auteurs dans la salle ?"
SW leva aussitôt les bras au-dessus de la tête, s'exclamant : "Je vous préviens: je ne prends pas de manuscrits pendant mes conférences !"
Et le public de rire (peut-être jaune, pour certains d'entre eux; dur à dire).
Ma question suivante était toute prête: "Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai un manuscrit à vous proposer?" mais devinez quoi? on m'avait promptement arraché l'unique micro des mains. Pratique, non?
J'aurais pu gueuler, mais vous savez parfaitement ce qu'on fait des gens qui parlent plus fort que l'intervenant dans les assemblées policées.
Dans le brouhaha, SW tenta vaguement de rattraper la sauce foirée par son préjugé malencontreux (du moins, elle a peut-être compris que c'en était un) mais elle s'empêtra dans l'une de ces promesses dont les éditeurs sont friands (comme tout ce qui ne leur coûte rien): "Je le lirai jusqu'au bout." A-t-elle seulement entendu que je lui disais n'avoir rien à lui soumettre?
Un membre du public (ou un de ses amis, allez savoir; peut-être celui qui, un peu plus tôt, avait reçu un coup de téléphone auquel il s'était empressé de répondre au lieu d'éteindre son engin malpoli) s'empressa de remettre le débat sur ses rails, ceux du conformisme de bon aloi.
Il n'y a donc pas eu Rencontre entre l'éditeur et l'auteur. Une fois de plus. Une fois de plus, un éditeur, confronté à une situation authentique (un auteur méconnu voulant parler boutique avec un éditeur fameux en public !) s'est barricadé derrière un préjugé sans se soucier de vérifier les conséquences de ses dires, puis, dès lors qu'on lui posait une question inhabituelle, s'est empressé de dénigrer un auteur pour le jeter en pâture à la foule.
La foule de ses lecteurs potentiels. Son public, donc. Ses acheteurs.
La chose est d'autant plus déplorable que j'ai bien aimé les deux livres publiés chez elle que j'ai lus (L'invention de la Vénus de Milo de Takis Theodoropoulos, et Les villes de la plaine de Diane Meur). Bien sûr, ce n'est pas de la littérature spéculative ni même spéciale, mais ce n'est pas non plus de la littérature blanche (donc, vide, plate et rectangulaire), encore moins ce cadavre ambulant et nauséabond qu'est l'autofiction.
SW l'a dit elle-même: elle est un "dinosaure qui continuera à faire des livres de papier, quoi qu'il arrive, parce qu'ils existeront toujours". Je partage ce point de vue, et nous disparaîtrons donc ensemble. Alors pourquoi n'ai-je pas été entendu par cette personne? Qu'est-ce qui l'a poussée à nier a priori la présence d'un écrivain professionnel dans son assistance? Craignait-elle de se faire ravir la vedette? Pourquoi les éditeurs français se définissent-ils essentiellement par leur faculté à NE PAS ENTENDRE les auteurs qu'ils rencontrent réellement? L'explication la plus simple étant évidemment qu'ils ne daignent pas les écouter.. J'ai bien peur que ce ne soit pour des raisons plus profondes, plus insidieuses, et pour tout dire, plus moches.
A mon avis pas si humble, la réponse se tient quelque part dans l'une des anecdotes que SW nous a racontées. A savoir, qu'à ses débuts éditoriaux chez Actes Sud à la fin des années 80, elle "tripotait allègrement les manuscrits qu'elle éditait [au sens anglais du terme] pour les rendre publiables". Avec l'expérience, elle avoue avoir cessé de le faire, pour se consacrer plutôt au soutien et à l'encouragement de ses auteurs.
Me voilà rassuré, certes; mais comment se fait-il qu'à l'époque, personne ne lui ait expliqué que l'ingérence dans le contenu d'une oeuvre d'art constitue une infraction au Code de la Propriété intellectuelle et une violation du droit moral de l'auteur? Combien de bouquins a-t-elle ainsi illégalement tripotés? Veut-elle nous faire croire que personne chez Actes Sud n'était au courant? Et pendant qu'on y est: le savent-ils aujourd'hui? Ont-ils daigné changer de "politique éditoriale"?
Pour avoir eu sous les yeux un échange d'e-mails entre un correcteur d'Actes Sud, une de leurs directrices et un directeur de leur diffuseur Harmonia Mundi "suggérant de rendre le héros de ce roman moins antipathique au lectorat féminin", je peux vous certifier que non seulement, ils n'ont pas évolué mais qu'ils pratiquent sans retenue la modification de contenu pour conformer les livres qu'ils publient à l'idée qu'ils se font de la littérature.
Car chez ces gens-là, le crime-pensée existe bel et bien; et il est puni.
A moins que SW n'ait cessé d'intervenir par simple manque de temps? Après tout, maintenant qu'elle a sa propre maison, elle a des obligations plus "sérieuses". On voudrait bien le croire; malheureusement, une autre de ses réponses m'amène à penser que les choses ne sont pas aussi innocentes qu'elles en ont l'air.
En effet, suite à une question d'un membre du public concernant la répartition des revenus du livre (peut-être s'agissait-il d'un autre auteur en puissance, échaudé par l'intervention précédente de SW), l'éditrice répondit ceci: "50 à 55 % reviennent au diffuseur/distributeur; 20 % à la fabrication du livre; 10 à 15 % à l'auteur; et ce qui reste - s'il en reste - à l'éditeur."
Ha ha ha.
Avant d'analyser ce schéma, regardons quelques exemples provenant d'autres sources:














Comme on pouvait s'y attendre, les chiffres annoncés sont assez différents et ne donnent finalement que des fourchettes de valeur. Là comme ailleurs, chacun se forge son opinion, qui dépend des sources que l'on consulte ou de ce que l'on veut faire croire.
Résumons ces données:
- Imprimeur: de 8 à 16 % (notons que l'un des schémas ne mentionne pas l'imprimeur);
- Diffuseur / Distributeur:  de 22 à 45 % (souvent amalgamés, alors que ce ne sont pas systématiquement les mêmes sociétés);
- Libraire/détaillant: de 33 à 38 %
- Editeur: de 8 à 21 %
- Auteur: de 8 à 12 %
- Etat: 1 % (notons que certaines sources oublient la TVA !)
Une synthèse du rapport Gaymar et des chiffres publiés par le Centre National du Livre donne les moyennes suivantes (pour 2012): Points de vente: 36 %; Distribution: 8 %; Diffusion: 12 %; Fabrication: 15 %; Edition: 21 % ; Auteur: 8 %.
Comparons maintenant ces données avec l'avis professionnel de Mme Wespieser. Une première chose saute aux yeux:
- Où est le libraire dans son schéma? A-t-il déjà disparu de la "chaîne du livre" dans l'esprit de SW? Admettons que cet oubli soit à mettre sur le compte de la distraction; cela couvre tout de même la bagatelle de 36 % du total. Pour une distraction, ça se pose un peu là!
Continuons:
 - Il y a longtemps que la part moyenne de rémunération de l'auteur est tombée en dessous de la barre des 10 %; seuls les auteurs forts (= qui rapportent) ont les moyens de négocier un pourcentage supérieur. NOTA BENE: pour bien saisir le sens du mot "négocier" dans le milieu éditorial, sachez que 58 % (source Agence régionale du Livre en PACA) des éditeurs refusent catégoriquement de négocier, et s'estiment "blessés dans leur honneur" quand on met la question sur le tapis. Ce refus constitue une atteinte à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le droit de négocier faisant partie des droits inaliénables de tout citoyen membre d'une démocratie.
- Dans le cas d'un livre édité à compte d'éditeur (article 132-1 du CPI), le coût de la fabrication du livre incombe à l'éditeur et à lui seul. Le chiffre annoncé par SW n'est donc pas à sa place dans ce "schéma"; il devrait être inclus dans les cts de l'éditeur (or, la question portait sur les revenus). De plus, aucune source ne mentionne de coûts de fabrication supérieurs à 16 %, alors que SW nous parle de 20. Pourquoi ne pas changer d'imprimeur, dans ce cas? (NOTA BENE: en cas de contrat à compte d'auteur, ce coût incombe à l'auteur, et l'éditeur s'en fout éperdument.)
- Comme on le voit, dans aucun cas, une conjonction diffuseur/distributeur ne parvient aux sommets énoncés par SW; à vrai dire, le seul domaine où on atteint parfois 55% de part est celui de la BD, et ne concerne qu'un seul consortium. (Comme la différence entre ce qu'annonce l'éditrice et ce que disent les sondages est de 35 %, on peut se demander ce qui se cache derrière ce chiffre fatidique.) (Quant à savoir pourquoi un entrepreneur pris à la gorge par un partenaire trop gourmand reste avec lui au lieu d'en prendre un autre plus raisonnable ou plus honnête.. Demandez à un psy !)
- Si on additionne les chiffres avancés par SW, on trouve que l'éditeur ne perçoit que 10 à 20 % du revenu total du livre. Hélas, comme elle a oublié de tenir compte des librairies, on en déduit finalement que sa pauvre maison d'édition touche - (moins) 15 % du prix de vente de ses livres (épargnons-nous la TVA). A ce niveau-là, ce n'est plus de l'abnégation ou un sacrifice, c'est du pur et simple héroïsme. A quand la reconnaissance d'utilité publique par le ministère de la culture, celui qui félicite les éditeurs "faiseurs de littérature" ?

J'ai bien peur que le vrai problème neside ailleurs, et non seulement dans le fait que ce schéma de répartition est très grossièrement erroné. Car à qui SW veut-elle faire croire que le stress bon enfant occasionné par une conférence (événement qu'elle organise régulièrement) lui fait oublier ses quinze ans d'expérience en tant qu'éditrice "professionnelle" aujourd'hui reconnue et récompensée par ses pairs (ainsi, il y a moins de chances de se tromper), et quinze de plus en tant qu'éditrice chez Actes Sud?
Je n'y crois pas un instant. Il est beaucoup plus probable que ce genre d'événements n'a pour but que de renforcer l'image d'un éditeur auprès du (= de son) public; et quand cela peut se faire au détriment des auteurs (ces éternels insatisfaits; tiens, la preuve: à quoi sert le présent texte, hein, sinon à râler?) avec la complicité d'un public conformiste habitué aux jeux du cirque télévisés, public qui préfère donner son argent à des produits facilement reconnaissables dont il n'a rien à craindre, plutôt que de le risquer en soutenant, voire en découvrant, des auteurs spéciaux, réellement hors-normes, donc difficiles à comprendre. Peut-être même dangereux..

Après avoir assisté pendant plus de quatre ans, depuis les coulisses, aux péroraisons d'un individu aussi artificiel que Marion Mazauric (fondatrice d'Au Diable vauvert), balançant son gloubiboulga éditorial (elle est aussi socialiste que je suis adventiste du neuvième jour) à des publics pris en otage par des animateurs provinciaux ravis de côtoyer des "stars de la plume" du calibre de Nicolas Rey ("Ouaouh!") ou Virginie Despentes ("Yarglaa!"), je peux témoigner que tout ce système de représentation publique a exactement la même valeur que celui du monde politique: aucune.
Parce qu'on vous a vendu une belle image, vous croyez avoir acheté du rêve? Raté. Vous vous êtes fait avoir, une fois de plus; le but était seulement de vous faire cracher au bassinet.

Posez-vous plutôt les bonnes questions. Et quand vous n'aurez pas trouvé de réponses, posez-les aux éditeurs que vous croisez; insistez jusqu'à ce qu'ils répondent. Mais il m'étonnerait fort qu'ils en aient le courage et l'honnêteté.

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