mercredi 9 mars 2016

La norme n'existe pas..

..alors comment fait-elle pour s'imposer à tous ?

Entre la fin de l'année 2014 et le début de l'année 2015, j'ai présenté sept dossiers de candidature à des résidences d'auteurs diverses. A ce jour, quatre m'ont été refusées ; une a été acceptée (mais elle ne prendra effet que lorsque tous les ouvrages concernés auront été publiés ; or, l'éditeur vient de me signaler que leur parution a été repoussée à novembre 2016) ; la sixième.. a daigné me répondre au bout d'un an et demi, pour m'informer qu'elle prendrait sa décision à la fin de l'année.. ce qu'elle n'a toujours pas fait. Enfin, la septième doit estimer que répondre est au-dessus de ses principes.

Généralement, je ne demande pas d'explications à ces refus ; je sais par expérience que les responsables de ces organisations ne répondent pas, estimant qu'ils n'ont pas à justifier leurs choix. De toute façon, quand bien même le feraient-ils, je n'aurais aucun moyen de vérifier la véracité de leurs dires.
Pourtant, exceptionnellement, en un cas, j'ai posé la question. Etait-ce dû aux bons rapports (via Internet) que j'avais eus avec mon interlocutrice ? Ou au fait que je croyais absolument à cette résidence, parce que la situation ainsi que le profil de l'institution organisatrice correspondait parfaitement à mes attentes, mes besoins, mon projet ?
Une fois de plus, j'avais pris mes désirs pour la réalité ; mais cette fois, je voulais savoir pourquoi la réalité m'avait renvoyé en coulisse. J'ai donc demandé pourquoi mon dossier avait été rejeté, et contre toute attente, on m'a répondu.

L'association Randell Cottage gère une résidence d'écrivains sise à Wellington, en Nouvelle-Zélande. Une année sur deux, elle finance le séjour d'un écrivain français, en alternance avec un écrivain néo-zélandais. Le voyage est pris en charge par l'ambassade de France en NZ, dans le cas d'un auteur français. La sélection du candidat se fait sur dossier et sur lecture d'au moins deux ouvrages publiés. Une fois sur place, on doit rédiger un projet littéraire lié à la NZ, suivre un programme de présentation au public, animer des ateliers et/ou des rencontres, etc. C'est exigeant, mais le jeu en vaut la chandelle. Et il y a une bourse à la clé.
Depuis 2008, j'essaie d'organiser un voyage là-bas, pour terminer un projet de roman diptyque, dont la première partie se déroule en France, aux antipodes des Chatham, un archipel NZ. Etant maintenu en-dessous du seuil de pauvreté par le système féodal de l'édition française, je n'y suis jamais parvenu. La bourse du Randell Cottage était l'occasion parfaite pour moi d'achever le projet Rangatira. La constitution du dossier m'a coûté la bagatelle de 175 €, entre les quatre exemplaires de livres, l'envoi du colis (53 €!) et le reste.
Bien que retenu parmi les finalistes (5 projets sur une vingtaine, au total), Rangatira n'a pas été accepté par les membres du comité.
C'est donc à Mme l'attachée culturelle de l'ambassade de France en NZ que j'ai demandé les raisons de ce refus. Elle n'était pas tenue de répondre mais elle l'a fait, ce pourquoi je la remercie ici. Je précise que c'est pratiquement la seule personne à m'avoir traité avec respect, parmi tous les interlocuteurs que j'ai eus (ou non) au cours de mes déboires avec les subventionneurs de ces résidences.
Sa réponse est à la fois frustrante et réconfortante. Réconfortante parce qu'elle lève un doute ; frustrante parce qu'elle réduit à néant le maigre espoir qu'il me restait de vivre un jour de ma plume dans ce pays qui prétend haut et fort défendre la culture et ses acteurs.

Avant de m'expliquer, je citerai un extrait de ladite réponse :

"Vos livres ont fasciné les membres du comité de sélection ; leur seule inquiétude était qu’il serait certainement difficile d’en expliquer le contenu, bien trop érudit, technique et scientifique pour le public concerné (qui est un public très « tout public »).
Ngā mihi - Kind regards - Cordialement"

Passons aux questions que je me pose :
- Être fasciné par les livres d'un auteur ne suffit donc pas à vouloir l'aider concrètement ? Que faut-il de plus ? Hypnotiser ? Caresser dans le sens du poil ? Sacrifier une livre de chair ?
- En quoi est-il problématique que le projet soit difficile à expliquer, puisque le but de la résidence est précisément de me faire venir afin que je l'explique ?
- Un public "tout public" ne peut-il se composer aussi de lecteurs érudits, qui en ont peut-être marre de lire toujours les mêmes banalités, et qui aimeraient bien avoir quelque chose d'original à se mettre sous la dent ?
Que peut-on déduire des arguments avancés par l'attachée culturelle (dont, je le rappelle, le rôle est entre autres de défendre et promouvoir la culture française à l'étranger) ?
D'abord, et une fois de plus, que l'originalité est automatiquement et a priori dévaluée par rapport à la banalité. Rien n'a donc changé sur ce plan-là depuis l'Ancien Régime, depuis l'époque où un "original" était, dans la bouche des bourgeois, forcément un paria, un dérangé, un fou, un déviant, voire un pervers, bref, quelqu'un qui "mérite le mépris et l'oubli".
Ensuite, on voit que le projet d'un artiste n'est pas jugé en fonction de son importance dans sa carrière mais seulement dans le cadre fixé par le commanditaire. Là encore, un cadre de valeurs bourgeoises est imposé au processus de création d'une œuvre, au lieu que celle-ci se voit offrir les moyens et l'occasion d'être réalisée. Là encore, les donneurs de fric estiment qu'ils ont le droit d'orienter (c'est-à-dire de limiter) le désir et la volonté du créateur, lequel est invité tout naturellement à se conformer à leur volonté.
Une fois de plus, malgré tous ses beaux discours sur la liberté de l'artiste, la société pratique de la main droite ce que sa main gauche préfère ignorer.
Une fois de plus (mais c'est presque accessoire, à ce stade), on remarque aussi que le "public" est considéré a priori comme trop stupide pour avoir la faculté de comprendre un projet que les membres du jury croient avoir compris (mais comment le vérifier ?) et qu'ils n'ont pas l'intention de transmettre et de diffuser, pas plus qu'ils n'ont l'intention de donner à l'auteur les moyens de présenter son travail, ni de le faire exister.
Une fois de plus, les gens qui détiennent (au sens où l'on détient quelqu'un en l'enfermant dans une prison, celle de la pauvreté, par exemple) les moyens de faire vivre un artiste de son travail le lui retirent pour l'attribuer à quelqu'un qui ne créera rien de neuf, en tout cas rien de périlleux pour les esprits bien rangés.
Bien sûr, je n'ai aucun moyen de vérifier si l'explication de Mme l'attachée culturelle est véridique, pas plus que je n'ai de raison de douter de sa sincérité. Dans les deux cas, j'en suis réduit au même point : au néant, décrété artiste maudit et miséreux, incapable de sortir la tête de la boue où je patauge depuis vingt ans. Si ce refus n'était pas le sixième de l'année 2015, je l'aurais peut-être mieux encaissé.
Alors voilà : j'ai décidé de ne même plus essayer. Cela n'en vaut pas la peine. Ce sont toujours les mêmes valeurs qui en profitent, c'est-à-dire toujours les mêmes gens qui défendent lesdites valeurs. Car c'est ainsi que la norme se reproduit : parce que les gens normaux ont le droit d'exister, alors que les gens originaux ont celui de crever le plus vite possible.
L'aveu de l'attachée culturelle est celui d'une société qui, en réalité, n'a pas, n'a jamais eu et n'aura jamais la moindre intention d'honorer ses artistes ; au contraire, elle se contente d'honorer et aider les gens qui font de la promotion artistique.
Et je comprends maintenant pourquoi certains (comme Kafka, Michaux, Pessoa) voulaient faire disparaître leur œuvre. Combien y sont parvenus ? Et aujourd'hui que l'inconscient humain est parasité par le virus Internet, combien pourraient y parvenir ? Aucun, puisque nous n'avons même plus la possibilité de détruire notre œuvre. Et comme le savent les philosophes, un être qui n'a plus la possibilité de se suicider n'est pas libre.
Je le savais depuis longtemps, bien sûr ; mais était-il nécessaire de me l'asséner avec une telle violence ?

Aujourd'hui que mes trois projets éditoriaux de l'année 2016 ont été repoussés au mieux à novembre, au plus tard à jamais, j'estime qu'il est temps pour moi de me consacrer à une activité bien plus radicale que la littérature imaginaire.

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