vendredi 19 mai 2017

Il était une mauvaise foi: Chapitre 2

2. POURQUOI SONT-ILS SI MÉCHANTS puisqu'ils ne sauraient être aussi cons ?

Notre Maison publie des livres de cuisine rapide pour célibataires pressés, des contes pour enfants fabriqués à la chaîne par des pédagogues professionnels, des polars flottants pour lire dans la baignoire, des guides de voyage si précis qu'ils donnent envie de rester à la maison, des micro-classiques pour se cultiver pendant les embouteillages, des best-sellers écrits par des ordinateurs, des essais sponsorisés, des encyclopédies de poche, des poèmes d'hominiens politiques, des réflexions philosophiques d'animateurs télé, des confessions d'évêque véreux, des beaux livres sur les perroquets, les dessous coquins, les étiquettes de fromages, les orchidées et les pantoufles... Nous pourrions nous passer de Littérature, ce qui est une option sérieusement envisagée. Le cheval n'a pas besoin de sa queue. D'ailleurs, dans les vestiges de notre département littéraire, nous avons de grands défunts à exploiter, des écrivains délicieusement morts qui ne demandent qu'à bien marcher. Les morts, c'est toujours très vendeur, encore plus que les jolies femmes. Si nous gardons quelques vivants, c'est pour que notre catalogue ne ressemble pas trop à un ossuaire.
Henri-Frédéric BLANC, Nuit gravement au salut


2.1 UN PEU D'HISTOIRE ET D'ÉTYMOLOGIE ? ou Le lexique du MOMIFIÉ

Afin de bien définir le domaine abordé ici, nous allons faire un peu d'étymologie, c'est-à-dire d'histoire de la langue française. Comme tout ce qui permet de voir ce qui se cache derrière les apparences, elle a des choses à nous révéler.
- écrivain vient du latin scribanus, le "scribe", qui vient de scribere, signifiant "écrire" ; le mot est apparu en français au XIIIe siècle et désignait ce que nous entendons aujourd'hui par "écrivain public". Ce n'était donc pas quelqu'un qui écrivait pour soi ou pour l'art. Et c'était un métier, payé à la tâche.1
- éditeur vient du latin edere qui signifie "publier", au sens de faire sortir dans la rue, donc rendre public, ne plus garder chez soi ; editor ("celui qui donne") était en fait le titre provisoire pris par un homme riche (généralement magistrat) qui payait des jeux du cirque pour distraire le peuple (le distraire de sa misère, évidemment). Aujourd'hui, ce serait l'équivalent d'un producteur de spectacles à sensations, genre corrida, catch ou Rollerball.
- libraire vient du latin liber qui, avant le livre en tant qu'objet, désignait l'"aubier", l'écorce souple de l'arbre, dont les Romains se servaient pour rédiger les actes durables, notamment l'émancipation d'un esclave (il devait transporter le certificat sur lui pour pouvoir le produire à tout moment) ; on en déduira en passant que les mots livre et libre ont bel et bien la même origine (la faute de frappe très courante qui consiste à taper l'un pour l'autre n'est pas seulement due au fait que les touches V et B sont voisines sur un clavier azerty ; on peut même se demander si ce voisinage ne résulte pas d'une intention plus ou moins consciente).
- auteur vient du latin auctor qui désigne "quelqu'un qui ajoute (de la valeur), produit, crée, réalise" ; de plus, l'auctoritatus désignait un citoyen libre (souvent issu de la classe équestre) qui, ayant passé un accord avec un laniste (propriétaire-entraîneur de gladiateurs), lui cédait sa liberté pour une durée déterminée en échange de l'entraînement et de la promotion publique nécessaires à la carrière de gladiateur. Comme le laniste ne souhaitait pas que cet individu meure avant de devenir un allié politique, ses combats étaient souvent truqués ; l'équivalent moderne de l'auctoritatus était donc le catcheur. En passant, on remarquera que, comme son nom l'indique, en matière d'écriture, c'est bien l'auteur qui est censé détenir l'autorité ; cela peut paraître évident mais certaines évidences sont plus claires quand on les énonce.
- rédacteur vient du latin redigere qui signifie "ramener" ou "reconduire" mais a pris le sens d'"arranger", "redisposer", avant de désigner un compilateur de textes, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche, relit (puis relie, éventuellement).
- lecteur vient du latin legere qui signifiait d'abord "lier" puis est devenu "lire", ce dernier voulant dire par extension "lier les lettres pour en faire des mots, les mots pour en faire des phrases, etc." (la ponctuation et l'espacement des unités sémantiques sont des inventions tardives dans l'art de l'écriture). Un sens plus étroit et plus ancien désignait "ce qu'il faut avoir lu" ; c'était le terme qui s'appliquait aux lois écrites, les fameuses Tables de la Loi que le peuple romain avait exigé de graver dans le marbre afin que nul n'en ignore et pour éviter que les aristocrates ne continuent à abuser le peuple non éduqué. Cette racine-là a engendré un arbre sémantique d'une richesse inégalée : lire, lier, loi, légiférer, légitime, légal, légat, licteur, léguer, legs, lecture, légende (qui signifia d'abord "texte expliquant une image" avant de remplacer "fable, mythe, conte") mais aussi religion et légion ! C'est peut-être pour tout cela que, dans l'esprit de certains membres du monde de l'édition, le public n'a de légitimité que s'il est nombreux, anonyme et dévot... Quoi qu'il en soit, ce seul mot nous rappelle qu'en matière de littérature, ce sont les lecteurs qui font la loi - même s'ils ne sont nourris que de légendes.

La première remarque qui saute aux yeux est que tous ces termes viennent du latin ; en effet, la langue française ayant subi bien d'autres influences, il est curieux de voir que seul le latin fait source dans le domaine de l'écrit (à part bouquin, péjoratif ou affectueux selon le cas, qui vient du gaulois). La révolte du peuple romain, exigeant que les lois soient gravées dans le marbre, et l'expulsion consécutive des rois étrusques, n'ont donc pas fini de faire résonner nos oreilles (et raisonner certains cerveaux) ; nous subissons encore, vingt-cinq siècles plus tard, le contre-coup de cette dévalorisation de la loi orale, de son éviction pure et simple au profit de la loi écrite, sans doute une conséquence de l'expansion en Méditerranée de cette invention aussi curieuse que géniale – l'alphabet – qui s'est imposée à la plupart des langues méditerranéennes, au point d'en faire disparaître certaines (dont l'étrusque, justement).
On notera aussi que plusieurs de ces termes viennent directement du vocabulaire du spectacle : l'editor payait des jeux qu'il offrait au peuple pour s'en faire bien voir ; c'était donc, déjà, quelqu'un qui dépensait de l'argent pour faire rejaillir sur lui-même la gloire des gladiateurs et des auriges qu'il engageait. L'auctoritatus s'en remettait à un entraîneur de gladiateurs pour tenter de conquérir la renommée qu'il ne pouvait atteindre autrement, faute de moyens financiers ou de guerre en cours ; c'était donc un individu soumis.. pour un temps donné.
On pourrait déduire de tout cela que les lois et coutumes de l'édition sont nées à Rome, plus précisément la Rome républicaine des grands orateurs et juristes, celle des IIe et Ier siècles avant l'ère chrétienne. A cette époque, les auteurs n'étaient pas rémunérés ; seuls les libraires gagnaient de l'argent en vendant les copies des textes (le plus souvent des poèmes et des discours juridiques) que les orateurs leur confiaient, parfois en exclusivité. Il n'y avait pas encore d'éditeur ni de rédacteur, et les seules différences qui pouvaient se produire entre l'écrit original et le texte atteignant le public étaient dues à des erreurs de copistes.
La christianisation de l'Empire romain, bien orchestrée par le clergé primitif du IVe siècle, a contribué ensuite à faire de l'écrit le moyen d'imposer le latin ecclésiastique à toute la littérature qui, pendant mille ans, n'a donc pas disposé de méthodes populaires pour son expression écrite. L'élite était née et s'entretenait elle-même, excluant de fait ceux qui ne savaient pas se servir de l'arme écrite. L'hypogée de cette période fut la civilisation provenço-languedocienne du XIIIe siècle, où la culture orale de l'amour courtois aurait pu changer la face de l'Europe si les Croisés de l'écriture (l'Evangile) ne l'avaient détruite, aiguillonnés par la religion chrétienne et ses aristocraties frigides.
L'apparition de l'imprimerie mécanique au XVe siècle a instauré un nouveau rapport à l'écriture et à la lecture. Devenue plus économique, donc plus accessible, la littérature a peu à peu perdu son statut réputé "supérieur" pour venir s'installer à des hauteurs plus populaires ; non seulement, les "lois" devenaient moins sujettes à l'interprétation de ceux qui les détenaient, mais on pouvait même les traduire dans des langues vernaculaires, et il suffisait de savoir lire pour accéder à de nouveaux savoirs.
Le grand homme de la Renaissance n'est certainement pas le condottiere (comme le prétendent les capitaines d'industrie contemporains), mais l'imprimeur ; du latin imprimere, signifiant "presser, appuyer". Il est intéressant de noter que le premier sens du mot imprimer était "provoquer un sentiment", que nous avons adopté ensuite sous la forme "impressionner".
Il serait sans doute erronné de croire que le vocabulaire éditorial a suivi cette noble carrière historique ; en fait, le choix de tous ces termes latins n'est que le résultat d'une mode, celle du classicisme, qui remonte à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Jusqu'à peu de temps avant la Révolution, nul ne s'était soucié de droits d'auteur ou de légitimité des documents reproduits, et chacun se chargeait de fabriquer sous la forme qui lui convenait tout ce qu'il voulait ou pouvait ou savait reproduire à partir d'un modèle, dont l'authenticité n'avait même pas à être prouvée ni garantie. Aujourd'hui encore, dans les pays non soumis à des lois réglementant le droit d'auteur, n'importe qui peut s'improviser éditeur et publier n'importe quel texte sans rien devoir à quiconque. On peut même publier une traduction sans mentionner qu'il s'agit d'un texte écrit par quelqu'un d'autre !

Les lecteurs sensibles se demanderont comment les écrivains font pour survivre dans de telles circonstances, face à une adversité aussi hostile, insidieuse et polymorphe.
C'est d'abord l'État-providence qui nous aide à nous en sortir en nous accordant (parfois) un revenu dit d'insertion sociale ou minimum ou tout autre formule en vigueur inventée par des technocrates bon teint soucieux de ne pas laisser mourir leur cheptel d'électeurs.
Plus généralement, pour se permettre d'être écrivain, il faut avoir un train de vie minimaliste, à peu près égal au seuil de pauvreté2. Il faut surtout être dégagé de toute angoisse financière. Cela peut être le cas lorsque nous avons une famille qui pratique le sacrifice ou l'"investissement affectif" (le devoir filial de soutenir un écrivain né en son sein). Ce n'est évidemment pas très courant ni, peut-être, souhaitable.
En réalité, la proportion d'écrivains capables de gérer l'aspect comptable de leur carrière est la même que celle de toutes les classes d'artistes : à peu près nulle. C'est précisément grâce à ce défaut inhérent (artiste = rêveur = tête-en-l'air = pigeon bon à plumer) que la petite-bourgeoisie du XIXe siècle (celle qui a maté les Révolutions) continue à maintenir la caste des artistes au-dessous d'elle : parce que, du point de vue bourgeois, le comptable sera toujours plus respectable que l'artiste. Et la Justice écoute plus volontiers le comptable – qui s'énerve peu et parle le même langage qu'elle – que l'artiste – lequel a le culot de s'agiter dès qu'on touche à son droit moral ou pire, à son œuvre.
Que l'on considère l'histoire récente de la littérature, et l'on verra que (mis à part les rares génies et quelques individus bien-tombés3) les seuls artistes à avoir eu une longue et brillante carrière sont ceux qui :
- soit avaient une âme de comptable4 ;
- soit étaient mariés ou avaient pour meilleur/e ami/e un homme ou une femme de finance ;
- soit étaient enfants d'artistes ayant déjà socialement "réussi" (comme des recettes, en quelque sorte).
Les autres sont restés modestes de leur vivant et ont été le plus souvent oubliés sitôt décédés, parfois même plus tôt encore. Tout le monde ne peut pas avoir la "chance" de rencontrer le destin de Fernando Pessoa (la malle de feuillets pleine à craquer et la schizophrénie contrôlée), de Valérie Valère (le stock de nouvelles et lettres, les débuts de romans qu'elle a laissés dans l'appartement où son cadavre est resté deux semaines avant qu'on ne la trouve), de Raymond Carver (ses écrits ont été charcutés de son vivant ; rééditons-les sous leur forme première ; le public jugera... et paiera deux fois), de D. H. Lawrence (il était en avance sur son temps ? Bon plan ; rééditons ses livres, on n'aura pas à le payer, puisqu'il est mort), de H.P. Lovecraft (aucune de ses histoires n'a eu le moindre succès de son vivant ; pas grave, on récupère tout, et nous, ses amis de toujours, nous les publierons pour que ses enfants en profitent ; même s'il n'en a pas eu) ; Henri Michaux a demandé par testament que ses livres ne soient plus ré-édités ? Faisons casser ça, au nom de la culture, et continuons à empocher le pognon..
Ad nauseam.
Tout ce foutoir savamment entretenu par les querelles incessantes n'a qu'un seul but : faire oublier que le seul détenteur de l'autorité sur un texte, c'est celui qui l'a écrit. C'est le sens même du mot autorité, dont la racine est la même que les mots auteur, ajouter, augmenter... On peut remonter plus loin encore qu'au latin des Romains : d'après Chantraine, « Autorité, auctoritas, auctor, auteur, sont à rapprocher du sanscrit otas, qui indique la force des dieux. »
De quoi regonfler le moral ?

Le manque de talent n'est pas un délit et les livres mal écrits seront toujours parmi nous pour mettre notre charité à l'épreuve. Pour ce qui est des éditeurs et de la publicité mensongère, la mise en vente d'un livre sous couvert d'un autre est à tout le moins un crime éthique, et c'est pour de telles circonstances que nous avons été chargés d'une conscience. C'est nous les lecteurs qui détenont la responsabilité finale.
Alberto MANGUEL


2.2 L'EGALITE OU LEGALITE ? ou "Faudrait savoir, mon coco !"

On l'a vu avec l'étymologie des termes en vigueur dans le domaine de l'édition, l'auteur tient son appellation de l'auctoritatus, le citoyen libre, inconnu, pauvre et ambitieux qui cédait sa liberté à un esclavagiste professionnel pour devenir gladiateur, en espérant survivre à l'épreuve et en tirer gloire. C'est peut-être à cause de cette origine jugée inférieure sinon péjorative que la plupart des éditeurs contemporains sont intimement convaincus que tous les auteurs qui signent un contrat avec eux deviennent aussitôt leurs subalternes, leurs esclaves, leurs gladiateurs qui vont combattre pour eux, et sur lesquels ils auraient droit de vie et de mort. Il faut insister encore une fois sur l'illégitimité radicale de ce rapport, qui n'existe pas en droit mais persiste malgré tout dans certains esprits mal éclairés, notamment ceux qui tiennent les cordons de la bourse.

Aux yeux de la Loi, l'auteur et l'éditeur sont strictement égaux et l'un ne peut exister sans l'autre.
Seuls leurs devoirs diffèrent ; c'est pourquoi la Loi les a définis.
Corollaire : le traducteur aussi est un auteur, et le seul garant de la fidélité de son travail au texte qu'il a traduit.

Cette triste confusion peut aussi s'expliquer par le fait que les points communs entre un éditeur et un écrivain sont plus nombreux qu'on pourrait le croire au premier abord. Quand je dis éditeur ici, je parle de la génération précédente d'éditeurs, ceux qui avaient choisi d'exercer cette occupation mal réglementée, et de non ceux qui, issus de la finance ou de la grasse industrie, ont été catapultés à des postes prestigieux pour redresser des situations catastrophiques ou tout bonnement pour pressurer à mort des négoces qui marchent et les jeter ensuite aux orties. Ceux-ci ne sont que des gens de finance, des politiciens tarés5, sans parti ni idéologie autre que celle du fric, avec lesquels il n'y a pas plus de discussion possible qu'avec des Inquisiteurs.
Non, je parle des éditeurs à l'ancienne, ceux qui cherchaient des talents et faisaient de la place à leurs auteurs sans se mettre eux-mêmes en avant. Nous l'avons vu, ce métier n'en est donc pas un au sens artisanal du terme ; n'importe qui peut s'introniser éditeur ou écrivain, sans la moindre formation professionnelle ni le verdict d'un jury. La seule preuve de cet état mutuel se trouve dans le contrat qui les lie. C'est dire si cette relation est primordiale, puisque c'est elle qui les définit juridiquement tous les deux et ensemble. Éditeur et écrivain sont donc égaux devant la loi et tout litige entre eux relève du tribunal civil6 et les concerne donc tous deux au même titre.
Pour l'avoir choisie moi-même vers l'âge de quatorze ans, je dirais que ce qui m'a attiré dans l'occupation d'écrivain, c'est la quasi-absence... disons plutôt : l'extrême éloignement de la figure du Papatron, qui n'est d'ailleurs pas censé en être un. C'est cette indépendance, aussi facile que factice, qui constitue souvent un des arguments majeurs dans le choix personnel de devenir éditeur ou auteur.
Il y a pourtant bien une énorme différence entre eux : c'est que l'écrivain peut se sublimer dans son art alors que l'éditeur ne peut que se défouler sur ses employés. C'est ce qui explique la hargne canine desdits employés lorsqu'on met en doute la probité (ou la compétence ou la sincérité ou les goûts vestimentaires...) de leur patron ; seuls les chiens battus par leur maître savent faire preuve d'une telle "fidélité" pathologique, pathétique et dangereuse.
Et c'est bien là que le bât blesse : l'éditeur oublie très souvent que ses auteurs ne sont pas ses employés, et il leur assène ses vérités atrabilaires, s'aliénant ainsi leur confiance, créant cette regrettable confusion répandue dans tout le monde de l'édition : à savoir, que les auteurs en ont marre des éditeurs qui se prennent pour des patrons, et que les éditeurs-patrons en ont marre des auteurs qu'ils considèrent comme des parasites.
En cela, tout le monde se trompe de colère. C'est d'autant plus regrettable que, lorsqu'elle a l'heur de fonctionner, cette paire d'esprits-qui-se-voudraient-toujours-plus-libres est d'une solidité à toute épreuve, d'une complicité redoutable pouvant aller jusqu'à l'amitié sincère. Mais pour qu'elle fonctionne, outre les conditions nécessaires à tous les types de relations humaines, il lui faut un ingrédient primordial : le respect mutuel. Quand celui-ci s'installe spontanément et persiste, tout va bien. Mais lorsqu'il se dégrade ou ne se met pas en place rapidement, le texte de loi devrait suffire à établir les conditions nécessaires à cette relation aussi fragile que puissante ; or, cela n'arrive pratiquement jamais. Pourquoi ?
Parce que, comme dans toutes les relations passionnelles, chacun des membres du couple rejette sur l'autre leurs échecs mutuels. L'artiste reproche à l'éditeur d'avoir mal fait (voire pas du tout) son travail ; l'éditeur reproche à l'auteur d'avoir la grosse tête, d'être trop gourmand, de s'être planté, bref de ne pas avoir correspondu à ses attentes ou à celles du public. Et, comme lors d'un divorce sordide, tout le monde est persuadé que l'autre a tort et consacre son énergie à le prouver, quitte à forger les preuves.
Le vrai problème, en l'occurrence, est tout simplement que, d'un point de vue légal (selon l'article 132-1 du CPI), c'est l'éditeur qui a tort dans la plupart des cas. En effet, l'auteur ne peut être tenu pour responsable que de deux choses : la date de livraison de son manuscrit et la légalité du contenu de l'ouvrage, mais pas de la façon dont celui-ci est fabriqué, représenté, acheminé, promu et vendu, qui sont les attributions et les devoirs de l'éditeur. C'est pourquoi la sempiternelle querelle qui pourrit la plupart des relations éditeurs / écrivains est aussi faussée qu'insoluble : là où elle pourrait s'équilibrer si on observait la loi, tant à la lettre qu'à l'esprit, ne règnent que le déséquilibre et la confusion propres à tout ce qui touche de près ou de loin au règne du fric.
En d'autres termes, tant que les écrivains seront sous-payés et traités comme des pantins dont seul l'éditeur aurait le droit de tirer les ficelles, le mécanisme éditorial demeurera l'empire de la plus incurable mauvaise foi. Toutes les décisions, importantes ou non, continueront à être prises en dépit du bon sens, à la va-vite, en suivant des coutumes et des usages éprouvés (donc dépassés), sans jamais en informer pleinement les intéressés (tout en prétendant l'avoir fait ensuite), en économisant les bouts de chandelle et le temps, en négligeant les désirs de l'auteur même quand il les a clairement exprimés et surtout, en oubliant de lui répondre lorsqu'il pose des questions légitimes.
Ce déséquilibre maintenu artificiellement par la meute braillarde de certains éditeurs surmédiatisés n'existe que pour détourner l'attention d'un fait pourtant évident à la lecture de la loi : à savoir que l'auteur et l'éditeur devraient toucher chacun 25 % du prix de vente (de même que le libraire et le diffuseur / distributeur7) pour que les vaches soient bien gardées, pour que la soi-disant République des Lettres soit réellement démocratique. C'est cela qui devrait être.
Or, ce n'est jamais le cas. Il n'y a pas de République des Lettres ; il n'y a qu'un règne féodal, suranné, obscurantiste et débilitant.

Aujourd'hui que la situation économique de l'édition littéraire est aussi catastrophique que la situation économique générale de l'Europe, il est trop tard pour faire machine arrière. Les éditeurs ont beau jeu de s'accrocher désespérément à leur vieux radeau en train de pourrir lentement, clamant haut et fort qu'il n'est pas en train de couler. Il ne manque d'ailleurs pas de publicistes diversement rémunérés pour les en féliciter et les considérer comme des "héros des temps modernes".
Quant à Internet, ce n'est certainement pas la panacée à ce problème ; la guerre sévit aussi sur ce terrain, avec les mêmes armes, les mêmes combattants organisés contre des guerrilleros isolés, le plus souvent paumés. A la différence que cette fois, les États sont du côté des éditeurs, de moins en moins nombreux, de plus en plus gros et plus faciles à contrôler puisque leurs têtes dirigeantes sont en collusion permanente avec les cercles du pouvoir, collusion prouvée (une fois de plus) par l'intervention méprisable de la ministre des vestiges de la culture française en juin 2012, pour qui "c'est l'éditeur qui fait la littérature".
Ah bon ? Rassurez-nous, il la fait sous lui, ou dans une cuvette de porcelaine ?

Si inepte, si piètre et pitoyable que soit le fruit de votre veine, il se vendra, atteindra même un mirobolant chiffre de tirage, pourvu seulement que [...] la réclame soit copieuse et variée, incessante, étourdissante et infatigable.
GOURDON de GENOUILLAC, fin du XIXe s.


2.3 L'AVENTURE LITTÉRAIRE ou Le livre dont vous ne serez pas le héros

La Complainte du Manuscrit :
"D'abord, on nous trie sans ménagement, nous mettant sur des fiches signalétiques que nos auteurs n'ont pas le droit de consulter. On nous attribue des numéros, nous entre dans un tableau, nous examine une première fois superficiellement. Ceux d'entre nous qui valent la peine (c'est-à-dire, ceux qui sont recommandés par des collègues ou des célébrités ; les autres sont considérés immédiatement comme du rebut) sont transmis à des responsables plus élevés dans la hiérarchie mystérieuse de la boîte (la "noble" maison), qui nous examinent selon d'autres critères encore plus secrets. Tous ceux qui sont refusés sont relégués en attendant que leurs parents les réclament (le plus souvent contre de l'argent) ou passent les chercher ; c'est le sort de 99,49 % d'entre nous ; 0,5 % sont perdus corps et biens pendant les nombreuses manipulations, sans espoir d'être jamais retrouvés. Les 0,01 %8 qui restent iront entre les mains régaliennes du responsable d'édition, qui les lira (ou plus exactement, qui consacrera en moyenne sept secondes à lire une fiche de lecture qu'un lecteur payé 18,50 € – avec de la chance – aura mis plusieurs heures à rédiger) et qui décidera, dans ce qui lui tient lieu d'âme et de conscience, de nous publier ou de nous balancer aux oubliettes. Quant à ceux d'entre nous qui n'ont pas été réclamés dans les délais impartis, ils seront désossés (leurs éléments recyclés), déchiquetés ou incinérés.."

Arrêtons de prétendre qu'il s'agit là d'un conte et revenons à la réalité :
Une légende circule selon laquelle certains manuscrits (les "presque bons") seraient recyclés et transmis à des auteurs en manque d'inspiration, pour qu'ils se les ré-approprient et les publient ensuite sous leur propre nom ; mais ce sont des calomnies, bien sûr9. Ce qui est vrai, c'est qu'aucun auteur spolié n'a jamais eu les moyens de se payer un avocat pour aller en justice (car le vol de manuscrit non publié n'est pas un crime pénal ; il faut porter plainte et payer un avocat, qui doit prouver le préjudice). Mais en réalité, comment repérer son bébé dans la jungle éditoriale, si son nom a été changé, ou si seule l'intrigue (voire une partie seulement) en a été copiée10 ? Non seulement c'est comme de retrouver une aiguille dans une botte de foin mais nous ne savons même pas dans quelle botte chercher. Rappelez-vous que 60.000 ouvrages sont publiés rien qu'en France, chaque année.. Essayez de les ouvrir tous.
Pire encore, les manuscrits en français ne peuvent même pas espérer être repérés par un éditeur compréhensif et visionnaire qui prendrait une option dessus et les ferait retravailler avec l'assistance d'un rédacteur, car les éditeurs français ne jugent que les produits finis. Eh oui, les pôvres n'ont pas de temps à consacrer aux auteurs en herbe qui ont besoin d'apprendre le métier. Pour la bonne et simple raison que... ce n'est pas un métier !
Aujourd'hui, il est si rare qu'un éditeur publie un manuscrit arrivé par la poste que c'est carrément devenu un argument publicitaire.

Passons aux bonnes choses : qu'arrive-t-il aux 0,01 % de manuscrits qui ont réussi ce parcours du combattant ?
D'abord, l'éditeur (ou son assistant/e) téléphone à l'auteur.
Si celui-ci est d'accord (et qui ne serait ravi d'être touché par la grâce divine de l'éditeur qui lui téléphone personnellement, ou tout comme ?), la noble maison désigne un responsable (dit "de publication") qui sera chargé/e de négocier avec l'auteur. Pour la plupart d'entre eux, négocier veut dire "Signer, les yeux et la gueule fermés", comme on le verra plus loin en détail11.
Si un auteur prononce le mot "avocat" avant d'avoir signé, il est tancé, menacé, méprisé, banni éternellement de la "noble maison" ; si on daigne encore lui adresser la parole, bien sûr.
Si un auteur trouve que 500 € d'à-valoir et 7 % sur les ventes ne sont pas assez pour son travail, il est prié d'aller (se faire) voir (par) un autre éditeur.
Si un auteur demande son argent au moment prévu par le contrat (donc légitimement), il reçoit une promesse qui a autant de valeur qu'un programme électoral. Ou un silence méprisant. Il finira par l'avoir, son argent ; un jour, peut-être.
Si un auteur a envie de critiquer les deux (ou trois, avec de la chance) projets de couverture que l'éditeur soumet généreusement à son approbation, il lui sera répondu qu'il n'y connaît rien et/ou que, de toute façon, on n'a plus le temps d'en changer.
Si un traducteur transmet à son auteur le projet de couverture ringarde que l'éditeur lui a montrée (parfois par inadvertance), il sera aussitôt accusé de "violer les lois non écrites du métier" et recevra sa dose de mépris.
Si une jeune et jolie auteure refuse de passer à la casserole, son contrat sera mystérieusement annulé pour raison technique et son livre deviendra tabou12.
Si un auteur veut contrôler jusqu'au bout l'élaboration de son livre, il sera promptement remis à sa place, c'est-à-dire nulle part ; il suffit d'être indisponible pour lui. C'est une méthode très efficace, et en plus, gratuite.
Si un auteur manifeste la volonté de vivre de sa plume, il sera mis au ban de la société littéraire et considéré comme un paria, un aigri et/ou un emmerdeur.
Si des auteurs veulent s'unir face à l'adversité, ils pourront le faire mais resteront confinés entre eux et ne sortiront plus jamais du circuit "à compte d'auteur", qui est le nom officiel de la roture dans cette aristocratie du pouvoir (réputé) intellectuel.
Etc.

Ce que refusent d'admettre les éditeurs du haut de leurs trônes, c'est que le respect se mérite et ne saurait s'imposer par la force sans engendrer un retour de mépris. C'est précisément leur mépris de nos désirs qui engendre notre mépris de leur pouvoir inique, et ce déséquilibre radical entraînera bientôt une guerre dont ils feront enfin les frais et qui ne sera que la conséquence de l'injustice immanente qu'ils ont semée. Car, s'il y a toujours eu des conteurs depuis l'invention du langage, il n'y a d'éditeurs que depuis l'invention du négoce (voire depuis 1830 et l'invention de Louis Hachette), et ce dernier disparaîtra bientôt sous le poids inéluctable de ses contradictions, de ses crimes, de sa stupidité, de son ineptie et de sa barbarie incurable.
L'un des secrets les mieux gardés de l'histoire de l'édition moderne est qu'en réalité, n'importe quel bouquin peut bien se vendre, c'est-à-dire trouver son public13  (selon la formule conne et sacrée) ; pour cela, il faut et il suffit que tous les acteurs de la fameuse "chaîne" éditoriale fassent leur boulot correctement et avec une motivation certaine14. Les succès colossaux qui émaillent ces quarante dernières années s'expliquent aisément grâce à cela15.
Il est tout aussi vrai qu'un chef-d'œuvre pourra parfaitement être gâché et voué à l'échec si ne serait-ce qu'un seul des membres de la chaîne manque à son devoir ou décide de mal faire son boulot (ou s'en laisse convaincre). Un tel ordre est facile à donner, encore plus facile à exécuter ; mieux encore : il ne laisse aucune trace. Il n'est à vrai dire même pas nécessaire que l'ordre soit donné ; il suffit qu'une personne prenne une telle décision, pour quelque raison que ce soit, et la chaîne est rompue : le livre ne recevra jamais le traitement qu'il méritait et rejoindra le purgatoire des "même pas mille exemplaires vendus ; à dégager d'office16". L'auteur retournera sans tambour ni trompette au sous-sol des gens à qui il n'est même pas besoin de s'abaisser à répondre. Et quiconque parlera de proscription en la matière sera traité de paranoïaque et méprisé à jamais, par simple contumace.
Ces vérités ne seront jamais reconnues publiquement par les professionnels de la profession, à quelque prix que ce soit. Tous vous diront que c'est une illusion de croire que les choses fonctionnent ainsi.
Afin de vérifier la sincérité de ces professionnels, je vous invite à pratiquer l'expérience suivante ; lors d'un salon du livre, par exemple. Le plus discrètement possible, munis d'un prétexte quelconque, approchez plusieurs éditeurs, diffuseurs, distributeurs, libraires et autres membres de la chaîne du livre ; demandez-leur quelle est la part du prix du livre qu'ils reçoivent. A la fin de la journée, sortez une calculatrice (ou aiguisez votre cerveau) et faites les totaux. Je vous parie une montre de la NASA contre un sablier tiré d'un Kinder-surprise que VOUS NE TROUVEREZ JAMAIS 100 %.
Cherchez l'erreur. C'est-à-dire, cherchez les menteurs...

Ne voit-on pas tous les jours de ces livres qui, quoique aussi bien écrits que d'autres à qui le soin d'un éditeur a permis d'être vendus et reconnus, ressemblent à ces fleurs coupées qui se fanent à peine écloses, faute d'avoir été convenablement arrosées par quelque habile jardinier ?
ANONYME, Lettre à la Société des libraires, 1738


2.4 LA VIE QUOTIDIENNE DES ECRIVAINS ou « J'ai envoyé mon manuscrit aux éditeurs »

J'ai toujours trouvé cette petite phrase délicieusement désuète, pour ne pas dire carrément grotesque. On peut l'entendre dans maints films ou la lire dans de nombreux récits dont le héros, qui s'appelle généralement Antoine ou Nadia, est apprenti/e-écrivain-qui-s'est-fait-larguer-par-la-femme-ou-l'homme-de-sa-vie-et-qui-a-l'âge-du-Christ17 ; environ 10 % des manuscrits peuvent se résumer ainsi.
D'abord, j'aimerais bien savoir comment on fait pour envoyer un manuscrit à chacun des 4.000 et quelques éditeurs francophones répertoriés. Même si la chose était faisable, il est évident que tous ne seraient pas intéressés ; cela n'empêche pas une forte proportion de candidats à la publication d'envoyer quand même leur bébé à "tout le monde", c'est-à-dire à n'importe qui dont ils ont entendu parler récemment sous le prétexte lumineux que "on ne sait jamais".
Soyons réalistes : même un petit éditeur à la réputation naissante reçoit de cinq à dix manuscrits par jour en moyenne, et ce tous les jours ouvrables de l'année. Les plus gros en reçoivent entre cinquante et cent par jour. Comment voulez-vous qu'ils s'y retrouvent ? Faites le calcul : le résultat est qu'environ trois millions de manucrits-papier circulent chaque année en France. Bien sûr, pour une bonne part, ce sont les mêmes qui tournent ; mais cela fait au bas mot un demi-million de projets. Seuls les plus gros éditeurs ont les moyens de payer des gens pour accomplir l'ingrate tâche de tri (qui peut devenir gratifiante, mais pas plus d'une pincée de fois par an).
Jusqu'à présent, seul Gallimard a mis en place une plate-forme web pour recevoir les manuscrits sous forme de fichier informatique... mais seulement pour leur collection Jeunesse. J'ai essayé, elle fonctionne, et le retour, bien argumenté et adéquat, se fait dans les six mois ; le tout est gratuit et c'est tant mieux. C'est même pour ça qu'Internet a été inventé.
Mais la quasi-totalité des éditeurs exigent que l'on continue à leur envoyer des manuscrits papier. L'auteur en herbe qui-ne-connaît-personne doit donc passer son manuscrit à la photocopieuse d'abord (compter 20-25 € pour 300 pages), à la relieuse ensuite (3 à 10 € selon qualité de la reliure ; les lecteurs n'aiment pas beaucoup les liasses non reliées, même si un très bon manuscrit les accrochera peut-être), puis à la papeterie (1 à 3 € l'enveloppe grand format assez solide) enfin à la poste (5 € pour un paquet de 400 grammes, poids moyen d'un manuscrit de 300 pages)... A quoi vient s'ajouter une éventuelle deuxième enveloppe pré-timbrée pour le retour du manuscrit quand il sera refusé. La fourchette de coût se situe donc entre 30 et 50 € par envoi, qui peut facilement doubler si vous avez écrit un pavé.
A ce prix-là, il est bien évident qu'un auteur inconnu ne peut pas se permettre d'envoyer son œuvre à "tous" les éditeurs ; autant l'éditer lui-même, cela coûtera aussi cher, et le résultat sera plus sûr. Quand on sait que la plupart des éditeurs (à part les dix ou douze poids-lourds) réclament des frais de retour qui peuvent aller jusqu'à 10 €18, on aura compris que l'activité de recherche d'un éditeur est en fait un gouffre financier (et temporel) que tout le monde ne peut pas s'offrir.
Tous les éditeurs sans exception déclarent publiquement que les "candidats" doivent sélectionner leurs interlocuteurs, apprendre à les connaître (à travers leur catalogue), comprendre leur ligne éditoriale, bref, ne pas les déranger pour rien. Mais si vous avez le mauvais goût de signaler que, malgré leurs déclarations ("Nous n'éditons pas de poésie / de théâtre / de nouveaux auteurs..."), il leur arrive régulièrement de se contredire, ils vous remettront à votre place d'un péremptoire "C'est exceptionnel !" (jusqu'à la prochaine exception) alors qu'en réalité, c'était pour dépanner un copain qui avait absolument besoin de "sortir un truc" pour apurer une dette, payer une pension alimentaire ou régler ses impôts. Bien sûr, vous êtes dans le même cas, mais.. l'éditeur n'est pas votre copain.
Plus de la moitié des écrivains publiés sont journalistes ou enseignants du cycle universitaire (chez certains éditeurs à tendance scientifique, cette proportion peut même atteindre les quatre cinquièmes du catalogue). Eh oui, les premiers ont plein d'amis qui parlent de leurs bouquins dans les médias ; les seconds ont la compétence présumée mais surtout institutionnalisée qui leur permet de se faire remarquer sans avoir à démarcher19. L'écrivain en herbe qui ne connaît personne dans le milieu voit donc ses chances d'être publié tomber à une sur cinq cent mille au bas mot. On est loin de la définition constitutionnelle de la démocratie.20
Les lettres de refus se terminent généralement (quoique pas toujours) par une formule d'encouragement, du style "merci d'aller voir ailleurs", ou "nous avons confiance en vos qualités indéniables, vous trouverez l'éditeur qui vous convient", ou "ne perdez pas patience, devenir fou n'est pas bienséant", ou encore "il vous reste le suicide, ce n'est pas élégant, mais ça peut vous rapporter la gloire posthume (avec de la chance et un éditeur sans scrupule)".
Tout ce jeu poli, donc hypocrite, cache tout bonnement le fait que cette exigence de lire sur papier a pour but réel d'opérer une pré-sélection par le fric et la motivation, qui ne laisse pas d'autre choix à l'auteur candidat que de sombrer dans l'obstination. Et de l'obstination au harcèlement, il n'y a qu'un pas ; si vous le franchissez, on aura tôt fait de vous épingler et de vous mettre à la porte pour empêchage de tourner en rond. Ça fera toujours un enquiquineur de moins au pied du podium.
Quant au fait que la même obstination chez l'éditeur est appelée ambition, ce n'est bien sûr qu'une question de point de vue, et vous êtes mesquin de chipoter ; et ça commence à faire beaucoup de défauts, non ? Vous voyez, qu'est-ce qu'on vous disait ? Ces auteurs, tous les mêmes..

Après quatre ans à écrémer, trier, lire, commenter, renvoyer, dénicher, ficher et faire suivre des manuscrits pour le compte des éditions Au Diable vauvert, (en tout, j'en ai lu environ 2.500, résumé et commenté 500, recommandé une centaine ; seuls cinq ont été finalement publiés par l'éditrice21), je suis passé à la traduction. Comment ? Parce que Madame la patronne s'était engueulée (une fois de plus) avec l'un de ses traducteurs vedettes. Pour quelle raison exacte, je ne l'ai jamais su, bien que j'aie cherché à le savoir. Mais, une fois de plus coincée par sa trésorerie exsangue, sa désorganisation chronique, des délais imminents et un contrat à honorer, Marion Mazauric avait dû se raccrocher aux branches. Cette fois-là, la branche, c'était moi. Mais ç'aurait pu être n'importe qui d'autre, y compris un stagiaire qui aurait argué de son expérience en anglais consécutive à un séjour de deux semaines à Londres quand il avait quinze ans.

L'idée même de polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens. Celui qui s'y livre est toujours soupçonné de céder à l'envie. La jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre sur le fond à ses jugements, à la manière de ces dictatures toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot contre la patrie.
Pierre JOURDE
_______________________________________________________________________
1Aujourd'hui, les écrivains publics font de plus en plus souvent le travail des assistants sociaux, eux-mêmes relégués aux tâches de survie, voire d'infirmiers.
2Soit dit en passant : Bukowski n'était pas un vrai clodo ; il avait le choix et les moyens de survivre à ce choix.
3 Je m'explique : la deuxième guerre mondiale a suscité un grand nombre d'écrivains nécessaires qui ont pu vivre des "grandes circonstances" de leur destin, parce que leur public existait déjà tragiquement, c'est-à-dire intensément, puisqu'il avait survécu. Dans les années 2000, l'intensité existentielle consiste à regarder des émissions de télé-réalité et à voter pour son candidat préféré, à écrire des récits sous forme de textos ou à jouer à Second Life pendant des week-ends entiers au lieu de chercher des champignons ou de baiser jusqu'à plus soif. Je profite de cette note pour faire une prédiction : la prochaine génération de lecteurs connaîtra une épouvantable pénurie de vrais écrivains ; à leur place, elle vénèrera des proférateurs, des vociférateurs, des jappeurs, des ultra-cliqueurs et, bien entendu, des dompteurs de chattes et des dresseuses de queues.
4Des gens comme Barbara Cartland, Émile Zola, Bernard Grasset et beaucoup d'autres, ont travaillé dans la publicité avant de fomenter leur carrière dans les lettres. Ils savaient donc, par expérience directe, comment faire de leur occupation une profession au sens légal, voire fiscal du terme.
5 Je voulais dire "ratés". Quoique.
6A l'exception des crimes et délits qui relèvent spécifiquement du droit pénal : incitation à la haine raciale, incitation à la violence, plagiat, diffamation, révisionnisme...
7Quant à la fabrication de l'ouvrage, elle incombe à l'éditeur ; libre à celui-ci de passer un accord avec un diffuseur pour partager les frais. Si c'est l'auteur qui paye, alors c'est de l'édition à compte d'auteur (qui est une arnaque légalisée ; voir chapitre 6.5).
8 Ces chiffres sont des estimations personnelles, fondées sur mes quatre années d'expérience en tant que lecteur de manuscrits français et de livres anglo-saxons chez l'éditeur Au Diable vauvert (de 2003 à 2007), corroborés par quelques collègues. Il n'existe pas de statistiques à ce sujet. J'estime qu'environ trois millions de manuscrits sont envoyés chaque année à l'ensemble des éditeurs francophones, mais je peux me tromper d'un ou deux millions.
9 "En 2007, Anne-Sophie Demouchy affirmait que 20 % des livres qui paraissent de nos jours seraient écrits par des nègres." (in Rouvillois, Histoire des Best-sellers). Un exemple parmi d'autres : « Hetzel [l'éditeur de Jules Verne] fit ... comprendre à André Laurie [le nègre de Verne] qu'il aurait tout à perdre en révélant la vérité sur Les Cinq cents millions de la Bégum. Par la suite, il s'arrangea avec Michel Verne [le fils] pour rendre plausible l'attribution à Jules Verne des romans posthumes – par exemple, en lui fournissant en 1910 une documentation sur l'Afrique strictement antérieure à 1905, c'est-à-dire au décès de l'auteur présumé du roman. » On appréciera l'absence d'ambiguïté de l'expression "tout à perdre". Quant à Paul-Loup Sulitzer, il a été bien emmerdé le jour où Loup Durand est décédé ; depuis, ses "livres" n'ont plus le même succès.
10 Cf. l'affaire Et si c'était vrai ? de Marc Lévy. A noter que ce dernier a été innocenté, certainement parce que l'intrigue de son roman est si nulle (déjà exploitée, entre autres multiples exemples, dans le film Ghost) que n'importe quel autre bouquin sentimental la reproduit ad nauseam. Il n'y a donc pas eu "plagiat", mais "variation sur deux thèmes réputés universels" (l'amûr et l'au-delâââh). Cela s'appelle une nuance. On sait combien rapportent les « nuances » aujourd'hui.
11Sondage du magazine Dazibao (édité par l'Agence du Livre en PACA) effectué en 2014 auprès des auteurs vivant en PACA : 58 % des éditeurs refusent de négocier et retirent leur proposition si l'auteur pressenti manifeste le désir de discuter les termes du contrat.
12L'inverse est plus rare mais seulement parce que les hommes préfèrent s'en vanter plutôt que de s'en plaindre.
13 "...avec un plan d'attaque bien monté, toute œuvre est susceptible de rencontrer le succès." (in Olivier Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, p. 49).
14 Le fric étant bien sûr la meilleure de toutes ; “L'argent a créé les lettres modernes.” écrivait déjà Emile Zola dans Le roman expérimental en 1880. Il savait de quoi il parlait.
15 "Le roman [Le vent du soir, de Jean d'Ormesson] est tiré à 120.000 exemplaires et l'éditeur s'engage à dépenser un million de francs pour son lancement." (in Olivier Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, p. 173) Dépenser un million pour en gagner deux au mieux ? Bien la preuve que ce n'est pas une opération financière mais prestigieuse.
16 Voire, à dégager de l'office ! (blague réservée aux libraires)
17 Dans l'imagerie populaire, non seulement le christ a "vraiment" existé mais il a toujours 33 ans, comme s'il avait eu cet âge toute sa vie !
18C'est le cas de P.O.L., par exemple.
19 “Leurs noms, connus et reconnus, fonctionnent comme des évidences, et permettent de faire l'économie de l'étude précise des parcours intellectuels et extra-intellectuels. Les "grands noms" ainsi utilisés servent d'illustrations pour faire avancer le raisonnement.” (in Bernard Lahire)
20 Pour des données sur le monde de l'édition : http://mediadix.u-paris10.fr/cours/Edition/202Chiffres.htm
21 Gringoland de Julien Blanc-Gras, Scream Test de Grégoire Hervier, Les enfants du plastique de Thomas Clément, Le Serval noir de Marc Vassart, Tourville de Jestaire. Quelques-uns de ceux que j'avais soutenus ont été publiés ailleurs, et c'est tant mieux. Mais un bon nombre de bouses infâmes que j'avais écartées ont aussi été publiées ailleurs, ce qui en dit long sur les goûts de ces éditeurs-là.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire