lundi 18 septembre 2017

Il était une mauvaise foi: Chap. 8

8. LE QUESTIONNAIRE DE PROCUSTE, ou Comment reconnaître un éditeur quand y cause dans le poste

On pourrait soutenir que le saint patron des éditeurs devrait être le bandit grec Procuste, qui étendait ses visiteurs sur un lit de fer et les allongeait ou en coupait ce qui dépassait de manière à les faire correspondre exactement à ce qu'il jugeait bon.
Alberto MANGUEL

Pour illustrer cette descente aux enfers littéraires de la façon la plus concrète possible, je vous propose, chers lecteurs1, de vérifier vos connaissances et votre intuition de ce domaine hautement réservé, maintenant que vous savez mieux comment "pense" et réagit un éditeur moyen. Voici donc un petit jeu, une sorte de Quizz qui vous permettra de mettre à l'épreuve ce que vous avez appris et ce que vous pouvez deviner. Si, d'aventure, vous persistez à vouloir faire partie de ce merveilleux univers, vous serez alors (peut-être) suffisamment armé pour affronter ses chausse-trappes et ses trappeurs.
N'oubliez jamais que le gibier, c'est vous.

Réponses début octobre.

8.2 Les Questions


Règle du Jeu : attribuer chaque réplique à son auteur, sachant qu'elles ont été réellement prononcées par de vrais professionnels du monde de l'édition, vivants dans la Réalité authentique™.

  1. Je n'ai pas besoin de connaître le texte original pour savoir si une traduction est bonne.
  2. L'horizon en vrac ? C'est pas vendeur comme titre, et en plus, je comprends même pas ce que ça veut dire. On mettra Gringoland, c'est plus fun.
  3. Je ne connais pas ce mot donc le lecteur ne le connaîtra pas.
  4. Si tu veux être édité chez nous, il va falloir instiller plus d'empathie à tes personnages féminins.
  5. Écoute, tu m'as dit qu'il y avait plus de trois mille fautes de traductions dans ce manuscrit de quatre cents pages, mais je l'ai fait lire à Jacques G. et il n'en a trouvé qu'une centaine, alors on va se contenter de corriger celles-là et puis on va le publier tel quel.
  6. Le traducteur se doit d'améliorer la qualité du texte original.
  7. Vingt-deux euros le feuillet ! Mais tu ne te rends pas compte !
  8. Ah, c'est Nicolas qui m'appelle. Il veut savoir si son livre [sorti la veille] se vend bien. Tu sais quoi ? Il m'a dit qu'il était prêt à tout pour vendre ses livres. C'est géniaâal, non ?
  9. [Notre diffuseur] pense que le héros est trop arrogant. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez et, si vous estimez que c'est le cas, améliorer son sale caractère ?
  10. Si tu nous avais simplement dit : [l'auteur] s'intéresse à la couverture de son livre en français... tandis que là, tu donnes quand même l'impression de passer en force et de mettre an (sic) cause notre rapport de confiance. A moi, cela n'est pas suffisant pour me mettre en rogne mais ce n'a pas été le cas de tout le monde chez [l'éditeur], comme tu as pu le remarquer.
  11. Ambitieux et intelligent... En fait, c'est ça, le problème : ambitieux et intelligent.
  12. Remerciements à N. M., ses corrections ont grandement amélioré le manuscrit initial.
  13. Merde ! C'est lui, l'auteur ? Oh putain, il a une drôle de tête ! Le bouquin va pas se vendre, je parie. Ah, merde, c'est chiant, ça !
  14. Tes contes, là, c'est de la loufoquerie.
  15. C'est que... c'est pas le moment !
  16. Non, tu n'as pas été invité aux Imaginales, parce que, tu comprends, ton livre, c'est de la science-fiction, et eux, ils ne font pas de la science-fiction, c'est plutôt de l'imaginaire, tu vois ?
  17. ...
  18. Nous ne sommes pas habitués à travailler avec des personnes mettant en doute notre honnêteté. Si vous n'êtes pas heureux d'être publiés par [nous] et de voir votre ouvrage en librairie au mois de juin prochain, il vous est parfaitement possible de refuser notre proposition.
  19. Cela dit, je suis persuadée que [titre du livre] va continuer de vivre, d’abord parce que c’est la nature même de ce livre et ensuite parce que c’est un livre excellent. À très bientôt, M.
  20. Il faudrait que tu me lises ça, ce week-end. Ç'a été écrit par le gendre d'un actionnaire de la maison. Tu me diras ce que t'en penses. Si c'est bien, on le publiera peut-être. Enfin, j'sais pas.
  21. (MOI :) – Allô ? (UNE VOIX TRES JUVÉNILE :) – Euh... Oui ? – Je suis bien aux éditions X ? – Euh... Oui. – Ah. Pourriez-vous me passer M. Y, s'il vous plaît ? – Euh... Il est en Normandie. – Aha. Dans ce cas, pourriez-vous me passer un autre responsable, je vous prie ? – Il n'y a personne. – Oh. Peut-être pourrez-vous me renseigner, alors ? – Je ne sais pas. – Mmh. C'est au sujet d'un manuscrit que je vous ai envoyé il y a six mois. Comme je n'ai pas reçu d'accusé de réception, je me demandais si... – Je ne sais pas, moi. – Bon. Pouvez-vous me donner le numéro de portable de M. Y ? Le mieux est que je l'appelle directem... – Il n'en a pas. Et il est en Normandie. – OK, je commence à comprendre. Il reviendra quand ? – Je ne sais pas, il est en Normand... – Au revoir, mademoiselle.
  22. Je sors de l'hôpital, tu sais. J'y suis resté deux mois parce que j'avais fait une TS. Je... J'avais pas la force de demander l'argent à mon éditrice qu'elle me doit depuis l'an dernier. Mais je vais mieux, tu sais. Mon deuxième bouquin va marcher, je le sens.
  23. John Gray, c'est aussi bon qu'Umberto Eco ! Ben oui, quoi, ils ont vendu autant d'exemplaires l'un que l'autre. Pourquoi tu fais cette tête, j'ai dit une connerie ?
  24. Je commence à savoir agir sur le grand public. Je viens d'obtenir avec [ce livre] un succès qui n'a, je crois, pas d'équivalent parmi les succès contemporains.
  25. C'est par le snobisme que les choses ont commencé ... par un snobisme dirigé, aimerais-je dire.
  26. Comme vous l'avez très bien compris, il y a là un petit élément de bluff nécessaire et néanmoins très acceptable. ... En réalité, j'ai vendu en un mois 10.000 exemplaires.
  27. Ces engouements brusques et étendus ... sont dus uniquement aux éditeurs de ma génération.
  28. Des contes de fées pour adultes dont la cible se situe quelque part entre le plexus et le haut de la cuisse !
  29. Un véritable éditeur ne doit pas publier ce que les gens veulent lire, mais ce qu'ils doivent lire.
  30. D'une certaine façon, si les écrivains ne meurent pas tous de faim aujourd'hui, c'est à moi qu'ils le doivent.
  31. On ne sait jamais rien du sort d'un livre.
  32. Mon marteau, c'est le journalisme que je fais moi-même autour de mes œuvres.
  33. Mécanicien du gros tirage, il sélectionne les cylindrées, calibre la narration : à Max Gallo, par exemple, il interdit les idées parce qu'elles sont trop ennuyeuses.
  34. Le but de [ma maison d'édition], c'est de replacer les auteurs français parmi les plus vendus dans le monde, comme c'était le cas au XIXe siècle.
  35. Eh, les mecs, je reviens de la Foire de Francfort, et vous savez quoi ? J'ai acheté les droits pour la biographie du plus grand groupe de rock de la planète ! — Les Stones ?! — Euh, non... U2. Bin, pourquoi vous faites la gueule ?
  36. Je suis un mercenaire, quelqu'un qui se vend mais qui est libre.
  37. Les produits et les animations pour aider à la vente sont de plus en plus nombreux. C'est moins romantique qu'autrefois.
  38. Il y a un snobisme du petit éditeur : il faut en parler, il faut lire sa production, il faut l'aider financièrement, et à l'arrivée, ils encombrent les rayonnages des librairies.
  39. Gaston Gallimard était une crapule géniale, qui a édité Voilà et Détective. Il ne lisait pas beaucoup.
  40. Bernard Grasset était un pur génie de l'édition.
  41. Aujourd'hui, il faut raisonner en terme de "casting". Un auteur doit être "bankable" en TV, en radio, en presse.
  42. J'ai vite appliqué la politique de la calculette. ... Chez [nous, on] bannit le terme "groupe", lui préférant "ensemble". Pas de "filiales" mais des "maisons associées", aucun "rachat d'entreprises" mais des "rencontres".
  43. J'ai passé quinze ans chez Hachette. J'ai quitté ce groupe pour être libre.
  44. Pour moi, éditer [ce livre] a été une décision difficile et solitaire.
  45. J'en ai vraiment assez de ces écrivains à qui il faut dix nègres, confidents, confesseurs, accoucheurs, pour écrire cent pages, sans compter ce qui a été emprunté ici ou là.
  46. Si vous publiez un livre de droite, il faut publier au moins cinq livres de gauche pour compenser.
  47. Il y a trop de petits éditeurs.
  48. C'est mathématique. La seule façon de gagner de l'argent avec le livre, c'est de le distribuer.
  49. Écoute, je ne comprends pas bien, pour la moindre attachée de presse, tu regardes sous les jupes pendant six mois, et là, pour passer le relais et confier la maison que tu as incarnée pendant près de quarante ans, tu proposes le nom d'un type que tu ne connais pas ?
  50. Je rachète les Presses de la Cité, je vous rachète ensuite et je vous mets à la tête des Presses. Vous avez trois jours pour vous décider. Le mariage doit se faire dans l'enthousiasme, ou bien alors il ne doit pas se faire.
  51. Quand un auteur apporte un texte à un éditeur, la transaction ne porte plus sur son texte mais sur son carnet d'adresses. ... Un bon auteur assure le service après-vente avant la confection de l'œuvre.
  52. Fais-en un livre, on va essayer de négocier une adaptation cinématographique avec Costa-Gavras.
  53. J'ai bien réfléchi, le problème de l'édition, c'est la librairie, on va racheter cinquante librairies, comme ça on sera tranquille. [plus tard :] Le problème, c'est la distribution, on va aller voir Antoine Gallimard et on va racheter la Sodis.
  54. On s'inquiète de la multitude des manuscrits en circulation et qui trouvent éditeur à leur pied quand ils auraient mieux fait de rester dans un tiroir ; mais c'est qu'on ne voit pas que la graphomanie formidable qui envahit la société est la conséquence de la disparition de quelques vestiges de la vie historique, et notamment de la littérature du passé en tant que contrainte, intimidation, inhibition. Les néo-auteurs, pas le moins du monde intimidés, exercent donc leur droit à écrire comme s'il s'agissait d'un droit de l'homme. On fait de la littérature sans "complexes" de la même façon que d'autres "font la teuf". Et de même que, dans le cas de la teuf, il ne s'agit pas de musique mais de nuisance sonore, de même, dans le cas de la néo-littérature, il s'agit la plupart du temps de nuisance imprimée.
  55. Chéri, t'es con ; t'as pas compris où était le pognon, il faut que tu fasses un livre pour les éditeurs, ils n'y connaissent rien non plus mais au moins ils ont un chéquier.
  56. Si vous ne posez pas tout de suite ce pistolet, je vous tue.
  57. Ecoute, je te rappelle bientôt, promis. Mais là, mes chiens ont bouffé mes câbles Internet.
    __________________________________________________________________
1 Profitons-en pour régler un vieux compte grammatical : il est inutile en français de dire "chères lectrices, chers lecteurs" pour donner l'impression qu'on ne néglige personne. Ceci est un truc de politiciens, inventé par un directeur de communication ou un chargé de relations publiques, donc un trafiquant de mots payé (et respecté) pour ne pas respecter la langue, encore moins le public de son patron, bref, un Séguéla de pacotille, ce qui est bien le pire des pléonasmes. En français, le masculin englobe le féminin et le sous-entend par défaut ; et si cela défrise les féministes, elles (pardon : ils ; car il y a aussi des hommes féministes) n'ont qu'à se dire que le masculin s'emploie justement par "défaut".
Seul Pierre Desproges, avec son sens inné de la dérision, a su utiliser avec bonheur cette formulation barbare et démagogique ; ses vibrants appels "Belges, Belges !" ou "Tourangeaux, Tour-Angèle, Tour-Simone !" résonnent encore entre nos oreilles. Mais la contre-réforme arrive ; récemment, j'ai entendu quelqu'un dire "Desproges ? J'ai jamais aimé ; c'est trop écrit." C'est ça, ouais ; et Mozart, y a trop de notes, pas vrai ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire