samedi 16 juillet 2022

EXTINCTION D'UNE ÉTOILE

Les films parlants sont des inventions bien intéressantes,

mais je ne crois pas qu’elles resteront bien longtemps à la mode. 

(Louis LUMIÈRE en 1928)

*

Moi, je m’appelle Regardez-moi.

Regardez-moi : je suis un miroir mural. Quand vous vous regardez en moi, votre reflet vous revient à trois cent mille kilomètres par seconde. Pas étonnant que ça fasse mal ! Vous n'avez pas le temps d'esquiver. Vous n'avez même pas le temps de penser à esquiver. Ce qui explique peut-être ce qui va suivre.


J’habitais jadis un appartement cossu de Paris, dans le quatorzième, au 25 impasse du Moulin-Vert. Mon propriétaire ne passait pas souvent. Ce n’est pas lui qui m’avait acheté, à l’origine. Il disait s’appeller Patrick mais je savais qu’il mentait.

Mentir à un miroir, c’est un peu bête mais pas méchant.

Je savais tout de lui, ou presque. Le plus dur, pour moi, c’est d’essayer de savoir ce qu’il y a dans la tête des gens. Les regards ne sont pas toujours explicites. Même les gens qui se regardent en étant seuls sont capables de mentir.

J’avais été installé sur ce mur, au-dessus de la cheminée, en face d’une fenêtre ovale, quand le propriétaire précédent a emménagé, il y a pas mal d'années. Patrick, en arrivant, ne m’a pas déplacé. Il m’a laissé là. Il faut dire qu’il n’a pas changé grand-chose dans l’appartement. Pas eu le temps. Il n'avait jamais le temps.

Son téléphone était posé sur le manteau de la cheminée, juste devant moi ; je ne ratais donc rien de sa vie avec les Autres. Vu qu'il avait cinq frères et sœurs (de deux pères différents) et deux filles (de deux mères différentes), sa vie avec les Autres était assez compliquée. À tout prendre, il avait même deux pères différents. Peut-être plus.

Je ne le voyais pas souvent. Il passait une nuit de temps à autre. Il rentrait tard, dormait, se douchait, s’habillait, repartait. C’est à peu près tout. Il restait rarement ici, à ne rien faire, à tourner en rond. Une fois tous les quatre ou cinq tours, il se plantait devant moi et me regardait. Il croyait se regarder lui-même, mais c’est moi qu’il voyait : son reflet.

Quand il avait ces yeux-là, il faisait peur. Moi, j’avais peur qu’il me casse la gueule d’un coup de poing. Les humains croient que ça porte malheur, de casser un miroir. Je ne vois pas pourquoi ! Ils ne l’expliquent jamais. C'est comme une évidence, pour eux. Ils croient que je ne les entends pas. Bien sûr, ce serait ma mort. On ne recolle pas les morceaux d’un miroir brisé. Un miroir, c’est comme une confiance : ça ne se brise qu’une fois.

Une des rares fois où il était ici, Patrick a fait semblant de me casser la gueule. Son poing s’est arrêté à moins d’un millimètre de ma surface. Je le sais parce que j’ai carrément senti des poils m’effleurer. Avec sa bouche, il a imité le bruit d’un miroir brisé, puis il a fait semblant de trier les échardes, avec précaution ; il a élevé un morceau devant lui – devant moi ; entre nous – et l’a regardé longuement, comme si c’était une sorte de relique. Puis, avec un rictus, d’un coup sec, il a fait semblant de se trancher les veines.

De quel bras ? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais su distinguer les droitiers des gauchers. Je suis dyslexique, et ma troisième dimension n’existe que dans l’esprit des humains. Dans mon monde, la troisième dimension est une illusion. Ou peut-être une religion.

Patrick s’est tranché les veines dans le sens transversal, puis il a regardé le sang couler. Il l’a même écouté, dans le silence sépulcral de son appartement.

La douleur est venue peu à peu sur son visage, d’un mouvement presque invisible à l’œil nu, comme celui des nuages. En même temps, ses traits s’apaisaient. C’était hurlant de vérité. Quand il a commencé à s’affaisser sur lui-même, j’ai failli décrocher le téléphone pour appeler au secours. Mais je me suis souvenu que je n’étais qu’un miroir. Les miroirs n'ont pas de bras ; seulement un épiderme et des visages d'emprunt.

Alors, à la place, j’ai émis un bruit. Un petit, comme un grincement-craquement.

Vous ne me croyez pas ? Mes frères les miroirs et mes sœurs les psychés savent que je ne mens pas. En nous concentrant, en réfléchissant assez fort, nous pouvons faire craquer notre tain. Le bruit, alors, est perceptible par l’oreille humaine. Regardez n'importe quel vieux miroir ; chaque accroc, bouillon, crachat, fil ou rosette que vous y verrez, résulte d'un cri qui fut jadis poussé par le miroir.

Dans le silence de l'impasse, n’importe quel bruit aurait fait l’affaire.

Cric !

Cette fois-là, Patrick m’a entendu. J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas sûr que ce soit moi, mais j’avais réussi à le distraire un instant. À le faire douter de la réalité plutôt que de lui-même. Il a secoué la tête, une fois, en me regardant comme si c'était moi qui lui faisais peur et non l'inverse. Il a pris son veston et il est parti sans rien dire, d’un trait. C’est comme ça que je lui ai sauvé la vie.

Du moins, cette fois-là.


Le 26 janvier 1982, il a organisé une fête, ici. Pour son anniversaire. Beaucoup de gens sont venus. Des têtes connues, du genre qu’on voit à la télévision. Je le savais parce qu’il y en avait une, de télévision, juste en face de moi. Enfermée dans un placard. Elle était rarement allumée ; Patrick ne la regardait jamais. Mais de temps en temps, une de ses filles restait un jour ou deux à la maison, avec une baby-sitter. Alors oui, j’ai vu certaines de ces têtes jouer dans des films ; et j’ai vu certaines de ces mêmes têtes en vrai, en cheveux et en peau, ici, chez moi. Je veux dire : devant moi, pas dans cet autre miroir enflé qu’est la télévision. Ils avaient tous l’air d’être plus petits, sauf celui qui s'appelle Gérard, qui parle très fort et qui boit beaucoup de vin, mais il n’est pas resté longtemps. Juste le temps de se planter devant moi et de dire, avec un air inquiétant : « Les miroirs sont comme les acteurs et les despotes ; il faut les éclairer pour qu’ils aient l'air humains. » Ce qui avait fait beaucoup rire ses amis. Je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire ; je ne suis qu'un miroir.

Au cours de la soirée, presque tout le monde s’est mis devant moi à un moment ou un autre. Pour s’arranger ou s’adresser une grimace. Sauf Patrick ; j’avais remarqué que, quand il y avait du monde, il m'esquivait. Comme si j’avais quelque chose à lui cacher. Ou l'inverse ? Il ignorait peut-être que nul ne peut aller plus vite que la lumière. À part les miroirs, bien sûr.

Un des visiteurs – qui était tout le temps entouré de gens qui lui parlaient sans qu’il les écoute – a offert une carabine à Patrick. Je l’ai revu, ce Coluche, un jour où Patrick n’était pas là. Elsa, la copine de Patrick, est revenue chercher des affaires, accompagnée par ce monsieur et une poignée d’autres. D’après ce qu’ils disaient, j’ai compris qu’ils partaient en vacances. Dans une île. Sans Patrick.

Plus tard, en juin, deux types sont entrés et ont visité tout l’appartement en l’absence de Patrick. Ils ont mis ses photos et ses films de famille dans un sac de sport, ainsi que d’autres articles électro-ménagers. Je connais ce mot parce que, le lendemain, des flics sont passés et l’ont utilisé.

Moi, j’avais trouvé la visite de ces deux types plutôt bizarre. Ils n’ont pas sonné avant d’entrer ; pendant leur visite, le téléphone a sonné et ils ne l'ont pas décroché. J’aurais pu le dire aux flics mais ils ne m’ont rien demandé. J'ai pourtant été très poli avec eux. Tant pis pour eux, parce que j’avais déjà vu l’un des deux cambrioleurs ; il faisait partie des gens qui étaient passés à la soirée d’anniversaire, mais pas de ceux que j'avais vu à la télévision. Je ne savais pas son nom mais je le reconnaîtrais facilement. Je n’oublie jamais un visage. Ils sont tous gravés dans ma mémoire sans tain.

La carabine, ils ne l’ont pas prise. Ce n’était pas un souvenir personnel ni un article électro-ménager. À ce moment-là, j'ignorais à quoi sert une carabine. Je n’aimais pas beaucoup cet objet. Je me souviens que, quand Patrick a déballé le paquet et qu’il a montré ce qu’il y avait dedans, mademoiselle Miou-Miou a paru effrayée puis agacée. Plus tard, elle avait caché la carabine, en la prenant comme une grosse épluchure moisie.


Le 16 juillet 1982 à 15h08, Patrick est passé chez nous ; enfin, chez lui. La lumière du soleil brillait par la fenêtre ovale et avançait vers moi, sur le mur. Encore quelques minutes et elle m'aveuglerait, ce qui n'arrivait que deux jours par an.

Au début, Patrick ne m’a pas regardé. À un moment, le téléphone a sonné. Il l’a décroché tout de suite, comme si c’était un serpent qui s’apprêtait à le mordre ; il a parlé si vite que je n’ai pas compris ce qu’il disait. Je ne sais pas ce que son interlocuteur a dit mais ça a pétrifié Patrick.

Il est resté comme ça, immobile, le combiné à la main. J’entendais ses dents qui grinçaient. J’avais mal au tain, d’entendre ça. Je me sentais craqueler à vue d’œil. La tâche de soleil approchait en silence, photon par photon.

Patrick a reposé le combiné de son téléphone. Puis l’a soulevé. À plusieurs reprises. L’a reposé. A commencé à composer un numéro. A raccroché. Dix fois. Vingt fois.

D’un coup, il s’est assis dans le canapé. S’est relevé. A enlevé ses chaussures. A regardé ses doigts de pied, en les faisant gigoter. Puis il s’est mis à tourner autour de la table basse. Comme d’habitude.

Sauf qu’il n’a fait qu’un tour.

Puis il est resté debout, sans bouger, pendant un très long moment.

Il s’est tourné vers moi. Il nous a regardés

                                                                   lui et moi                                                    

                                                                                                                                           moi et lui.

Quand j’ai vu ce qu’il y avait dans son regard, j’ai hurlé ; hurlé comme seuls mes frères et sœurs savent le faire. J’ai craqué de toutes parts. Au moins cinq éclats de tain sont tombés d’un seul coup, gros comme des ongles.

Patrick ne m’a pas entendu. Ou il n’a pas voulu m’entendre. Il a fait trois pas dans ma direction, sans nous quitter des yeux, a pris la carabine qui était posée sur le manteau de la cheminée, l’a tournée vers lui et..

C'est à ce moment que le rayon de soleil m'a aveuglé ; le disque d'or a glissé devant mon regard, qui s'est voilé la face.

J'ai entendu un craquement, comme si un immense miroir se brisait d'un seul coup.


Quand le soleil a eu fini de m'éclipser, j'ai pu voir le corps de Patrick. Il était étendu par terre, au pied du canapé, une jambe tordue sous lui, l'autre sur la table basse, avec un bras replié contre le pied du canapé ; et celui qui tenait la carabine, tout cassé à l'épaule. La carabine fumait. Lui, il avait l’air très calme. Comme un bébé qui dort, avec un trou à la place du cœur.


Aujourd’hui, des années après, je suis toujours emballé dans un grenier, sous une couverture poussiéreuse. Comme si cela pouvait m'aider à fermer les yeux sur ce qui s'est passé ! Plongé dans la nuit, sans voir le temps qui file.. Châtié, je suppose. Mais pour quel crime ? Et pour combien de temps ?

Délivrez-moi ! Je vous jure que je ne vous jugerai plus. Je resterai neutre ; objectif ; arrangeant. Ne me laissez pas dans l'ombre ! Rendez-moi le soleil !

Tenez, si vous le désirez, je serai comme votre télévision : je vous dirai que vous êtes tous beaux, intenses et généreux, comme l'était Patrick.

*

Entre le moment où on naît et celui où on va mourir, il se passe des tas de choses.

Il ne faut pas redouter de s’abîmer. Moi, je crois que plus on s’abîme, plus on est beau.

On ressemble à notre époque.

(Patrick DEWAERE, au Tribunal des flagrants délires, le 17 octobre 1980)

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