lundi 11 juillet 2022

La crise des bullshit jobs

 

On voit, en ce moment sur la Toile, beaucoup de patrons qui s'étonnent ou déplorent une "crise de l'emploi", c'est-à-dire, des employés. Selon eux, les travailleurs n'aimeraient plus le travail ou seraient devenus trop exigeants à un point déraisonnable, voire délirant. Ce seraient eux, les désemployés, qui seraient responsables de la crise de l'emploi actuelle, voire de toute la crise économique (pourquoi pas du fascisme ? Le pas est facile à franchir ; nul doute qu'il le sera bientôt).

Je ne prétends pas tout savoir de l'économie actuelle (même si je suis assidument les émissions de Gilles Mitteau sur YouTube, le meilleur vulgarisateur sur ce sujet, dont j'attends impatiemment – sans doute en vain – qu'il nous explique comment nous débarrasser de l'engeance financière, celle qui profite abusivement au lieu de simplement faire son métier) ; mais il y a tout de même un certain nombre de choses que j'ai comprises au sujet de l'économie du travail. Je vais les illustrer ici par ma plus récente expérience en matière d'emploi.

Pendant deux semaines, j'ai suivi ce que Pôle Emploi appelle une MPMPM, que ses employés abrègent eux-mêmes en "immersion professionnelle", sans doute pour exprimer leur solidarité avec les gens qui n'aiment pas les acronymes interminables et impossibles à retenir. Le poste à pourvoir ensuite était celui de "réceptionniste de jour" dans un hôtel-résidence, sis à quinze kilomètres d'une grande ville, dans l'un de ces quartiers totalement artificiels évoquant un centre commercial à ciel ouvert, construit en plein coeur d'une zone vide, anciennement inconstructible (devenue subitement constructible par la grâce d'un élu complaisant et d'une gare-TGV sortie de terre à la fin des années 1990).

A la base, le métier de réceptionniste (de jour) consiste à : accueillir et informer la clientèle, encaisser les paiements, gérer les chambres (état, clés, codes, matériel..), répondre au téléphone et gérer les réservations. C'est déjà beaucoup, surtout quand on sait que, dans l'hôtellerie, le public ne se présente jamais par de façon continue régulière, mais par vagues concentrées. Ajoutons que, dans ce cas particulier, l'hôtel en question est un hôtel-résidence qui accueille aussi bien des séjours de longue durée que des simples nuitées (un client de longue durée s'apparente plus à un locataire qu'à un simple client de passage, ce qui entraîne une gestion beaucoup plus lourde de son dossier).

Tout cela serait déjà suffisant pour occuper un emploi à temps complet ; les temps forts du matin (les départs) et du soir (les arrivées) seraient compensés par les temps faibles, qui permettraient d'accomplir le travail de classement et de prévision nécessaires à la préparation des accueils suivants. Ce serait sans compter sur plusieurs points d'achoppement.

D'abord, l'hôtel est depuis longtemps en sous-effectif de personnel, et pas seulement d'une ou deux personnes, mais d'un bon tiers. Le jour où je commence mon "immersion", une seule personne s'occupe des petits-déjeuners et du ménage des parties communes, alors que cette tâche incombe normalement à deux personnes. L'autre est en congé-maladie pour "fatigue extrême" (traduisez burn-out).

Quant à moi, je suis censé venir en renfort de l'équipe de réception de jour (il n'y en a pas de nuit, et l'hôtel n'accueille physiquement les gens que de 7h à 21h ; avec une étrange politique pour les jours fériés, puisqu'il n'y a de présence, ces jours-là, que de 8h30 à 12h et de 15h à 18h ; comme si le public était moins en vacances les jours fériés !). Cette équipe ne se compose à ce moment-là que de deux personnes, chacune à 39h/semaine, chacune étant censée être autonome pour tenir son poste. En renfort éventuel, la directrice de réception et la directrice de l'établissement, qui ne sont presque jamais présentes en même temps. Mais bien sûr, ce n'est pas leur "rôle".

L'hôtel compte 120 chambres-appartements, qui peuvent toutes accueillir deux à quatre personnes (trois d'entre elles servent en fait de bureau et de dépôts, car – c'est étonnant – les concepteurs de l'hôtel n'ont pas pensé à prévoir de lieux dédiés au stockage). L'espace de réception – le coeur d'activité, là où tout doit passer – mesure 2m80 sur 2m50, et contient : une commode à fournitures de bureau, une grosse photocopieuse, un (seul) ordinateur, un meuble de rangement divers, un comptoir toujours encombré, une porte à battant avec un comptoir rabattable (qui se trouve être le seul espace où l'on peut poser des objets), une caisse en bois attachée sous le comptoir (ce qui empêche de s'asseoir confortablement à cet endroit, à moins de s'amputer des deux genoux) et deux chaises, dont nous devrons reparler.

Toute l'activité de l'hôtel passe par cet endroit. La chef de réception dispose d'un bureau attenant (de 2m80 sur 2m) sans fenêtre (mais avec une clim' qu'elle refuse d'allumer, ce qui rend l'endroit étouffant dès qu'il fait plus de 25°) ; ce bureau contient deux tables, deux ordinateurs, une chaise, le tableau des clés de l'hôtel, un placard à doubles de clés, deux meubles de rangement, une armoire à pharmacie et deux coffres (dont l'un a toujours sa clé dessus, et qui contient.. tous les passes de l'hôtel ; à la courte époque où j'y ai travaillé, l'un d'eux avait été volé ; on se demande bien comment).

Géométriquement, deux personnes ne peuvent pas se déplacer dans cet espace sans devoir effectuer un jeu de taquin avec les chaises ; il n'y a tout simplement pas la place physique. Mais comme toutes les opérations concernant l'hôtel passent par cet endroit, il est souvent emprunté par trois, voire quatre personnes (gouvernante, technicien, directrice, en sus du ou des réceptionnistes..). Inutile de préciser que, dans ces moments-là, le bureau est engorgé et que personne ne peut atteindre aisément l'objet dont il ou elle a besoin. Ce qui suscite un surcroît de stress et de communication brouillée, toujours nuisible à la bonne marche des affaires. On passe autant de temps à rechercher des objets qu'à les utiliser.

On pourrait penser que les deux énormes chaises du coin réception ont été placées là pour le confort des réceptionnistes. De fait, elles ont l'air confortables, de prime abord. Mais lorsqu'on y a passé un moment, on s'aperçoit de quelques défauts et bizarreries. Par exemple, alors que je suis un peu plus grand la moyenne, mes pieds touchent à peine le sol. Si j'essaie de baisser le siège, rien ne se passe. Les imposants accoudoirs passent au-dessus du comptoir, venant buter contre le clavier de l'ordinateur ; clavier que je ne peux déplacer puisqu'il n'y a pas assez de profondeur sous l'écran. Je vérifie si on peut démonter les accoudoirs, ou les desserrer pour les relever et ainsi avoir les coudes dégagés : rien à faire. Ils sont soudés au dossier ; pas la moindre vis. Le problème, c'est qu'on est trop haut par rapport au comptoir ; on ne peut donc pas utiliser la souris de l'ordinateur de façon confortable. On a en permanence le poignet cassé, les doigts étirés vers le haut. Pour en avoir le coeur net, je descends du fauteuil pour actionner la mannette.. et le siège monte d'un seul coup jusqu'à 1m50 ! L'arceau métallique qui ceint le moyeu s'explique alors : ceci n'est autre qu'un fauteuil de bar. Sans doute confortable pour siroter un cocktail dans un bar ; mais certainement pas pour travailler à un bureau normal.

Ajoutant à cela que l'écran de l'ordinateur est à 40 cm de mon nez, alors que la distance de confort est de 75 cm ; et qu'étant presbyte, je dois passer mon temps à changer de lunettes pour voir mes interlocuteurs puis l'écran (passons sur l'écran de plexiglas qui nous sépare des clients et étouffe les sons, et qui pèse si lourd qu'une bousculade a bien failli coûter la vie de l'ordinateur sur lequel il est tombé).

Hélas, tout cela n'est rien ou presque, car c'est moins grave que le principal outil du métier. Le pire, c'est le logiciel sur tout repose. Et quand je dis tout, c'est vraiment tout. Je veux dire que rien ne peut se faire sans lui. Il s'appelle Protel et je ne doute pas un instant qu'il a côuté une fortune et que ses concepteurs sont d'éminents ingénieurs en informatique qui ont planché des milliers d'heures avant de le présenter à leurs commanditaires. Malheureusement, je suis tout aussi certain qu'ils ont "oublié" de consulter les principaux intéressés avant de lancer leur bijou : les réceptionnistes.

C'est ainsi que, chaque jour dans le monde, des milliers de réceptionnistes se retrouvent obligés d'utiliser un outil bancal, bourré de défauts jusqu'à la gueule, même pas à moitié cohérent, lourd, poussif, hostile, et surtout, incapable de répondre à la plupart des besoins pour lesquels il est censé avoir été conçu.

Menus interminables rangés sans ordre (ni alphabétique ni numérique) ; tâches figurant dans des onglets au titre n'ayant aucun rapport ; tableaux s'ouvrant en faisant clic-droit dans.. une zone quelconque, au lieu d'un repère précis et nommé ; boutons qui apparaissent tantôt à droite, tantôt en bas, tantôt au mitan ; exécutions à accomplir dans un ordre précis, mais que l'on ne peut plus annuler si on les a validés, etc. Tout est à l'avenant. Je ne parle même pas des vérifications de cartes de crédit, qui peuvent se faire par vingt canaux différents (bon courage pour deviner lequel est le bon, dans le fouillis d'informations que contient la réservation du séjour, laquelle arrive parfois sous trois formats différents) ; à quoi il faut ajouter les clients qui changent d'avis trois fois en cinq minutes (accroche-toi pour mettre les réservations et les annulations dans le bon ordre) ou ceux qui, de peur que leur réservation ne soit pas arrivée, la redoublent en passant par un organisme tiers (lequel, bien sûr, n'utilise pas le même système informatique ni la même présentation ni le même système de vérification de paiement) ; certains d'entre eux, ne voulant pas laisser traîner sur Internet les coordonnées bancaires de leurs clients, pratiquent un va-et-vient d'emails chiffrés qui ferait pâlir la NSA.. ce qui a pour résultat que la moindre opération d'encaissement nécessite pas moins de cent cinquante clics et cinq à dix minutes.. quand elle se passe bien. Car si la transaction est refusée (pour une raison quelconque qui restera mystérieuse, vous devrez contacter l'organisme concerné – via un numéo en Angleterre – qui vous renvoie à un serveur vocal, qui vous renvoie à.. une brave personne à l'accent fortement indien. Vous aurez une chance sur deux de parvenir à communiquer avec elle, et perdrez entre vingt et trente minutes à avoir une chance sur deux de régler le problème. Et ce, pour un seul client.

Vous voyez, cette scène cliché dans les films, où les héros louent une chambre d'hôtel en signant une fiche de bristol et boum, le réceptionniste leur donne une clé qu'il a prise au tableau derrière lui ? Eh bien, ça, c'est terminé ; ce n'est plus qu'une légende. Désormais, grâce à Protel, il faut au minimum dix minutes et deux à trois cents clics. (Et ce n'est même pas sécurisé à 100%. Les moyens de gruger existent toujours. Comme avant l'informatique.)

Or, tous les ergonomistes du travail le savent : plus un employé effectue d'opérations, plus il a de chances de commettre des erreurs. Lesquelles, à leur tour, font perdre un temps précieux, puisqu'il faut tout analyser à rebours pour comprendre où l'erreur a été commise, afin de la corriger (si la chose est possible, ce qui n'est jamais garanti). Le tout, sous la pression des autres clients, qui attendent leur tour, puisqu'il n'est pas possible de s'occuper de deux clients à la fois, puisqu'il n'y a qu'un seul ordinateur.

Croyez-vous que les concepteurs de Protel aient pensé à intégrer une fonction Arrivée en Groupe à leur logiciel miraculeux ? Détrompez-vous. Si deux ou plusieurs clients arrivent en même temps, vous devrez les traiter l'un après l'autre.

Et tout cela pour quoi ? Pour que l'état des chambres puisse être communiqué en permanence et en temps réel aux innombrables (voire indénombrables) "partenaires" de l'hôtel, les organismes touristiques qui pratiquent les réservations à distance, n'importe où dans le monde.

Voyez-vous le défaut de ce système ? Le voici en quelques mots : lorsque tous vos clients prévus sont présents et que vous décidez de "boucler" votre journée pour éviter de nouveaux clients de dernière minute puisqu'il ne vous reste plus de chambres, vous vérifiez sur votre logiciel que tout va bien, ce qui vous prend plusieurs minutes (puisqu'il faut ouvrir et refermer des dizaines de tableaux, fenêtres, onglets et documents divers) ; or, pendant ces quelques minutes, votre état des chambres n'est pas clos. Aux yeux du monde, il reste encore des chambres libres. Quelque part en Thaïlande ou au Canada, un agent de voyages est en train de passer une réservation. Et s'il clique avant que vous ayez cliqué sur la clôture finale, vous allez vous retrouver avec une réservation pour une chambre que vous n'avez plus. (Il m'est arrivé un soir de recevoir quatre réservations en moins d'une minute, juste le temps de boucler).

Alors, soit vous restez quelques minutes supplémentaires pour tenter de résoudre le problème par emails (une chance sur cent que vous parveniez à joindre la bonne personne), soit vous vous rabattez sur la solution de secours mise au point par l'hôtel (bloquer quatre chambres vides tous les soirs, au cas où), soit vous envoyez tout balader et vous rentrez chez vous, en sachant qu'un client arrivera tard dans la nuit et se cassera le nez. Bon courage à lui, dans ce cas, puisqu'il n'aura comme recours que d'appeler le numéro d'urgence, qui donne chez le réceptionniste de nuit d'un hôtel de la chaîne, à Marseille.. lequel ne répond pas toujours.

Et c'est ainsi, mesdames et messieurs, que le poste de réceptionniste que vous pensiez occuper sereinement, fort de votre expérience, se transforme en réalité en poste de "réceptionniste-administateur-comptable-jongleur", soumis à un stress démentiel, inféodé à un outil informatique incohérent et inapproprié, s'exerçant dans des conditions inadaptées et inconfortables savamment entretenues par des directeurs cupides, hypocrites et fielleux. Le tout, bien sûr, pour un salaire proche de la merde.

Le pire, c'est que les membres de la direction n'étaient même pas bêtes et méchants. Non, juste légèrement racistes (comme c'est la mode actuelle puisque la droite dite décomplexée – par elle-même – est devenue dominante) ; complètement engoncées dans ses croyances néo-libérales (au point d'ignorer jusqu'à l'existence de ce terme, comme j'ai pu le vérifier en essayant d'avoir une discussion constructive avec les chefs du personnel) ; accommodants mais incapables (voire, non désireux) de s'arrêter ne serait-ce que cinq minutes pour améliorer les choses.

Quant au fait que le modèle économique de l'hôtel (spéculer/fluctuer sur le prix des chambres ; majorer le moindre service – 12€ pour un jeu de serviettes propres ! ; refuser d'assumer les erreurs et promesses faites par les partenaires..), il est complètement amoral mais, puisqu'il s'inscrit dans la tendance actuelle, il n'est bien sûr pas du tout à l'ordre du jour de le remettre en question.

En conclusion, le capitalisme est bien sûr toujours là mais il s'est incrusté dans les consciences de ceux qui croient en vivre mais ne font que survivre grâce à sa miséricorde ; parce qu'il le leur permet, tel le seigneur féodal qui permettait à ses serfs de survivre sur "ses" terres que Dieu lui avait octroyées.

Rien n'a donc changé depuis cinq mille ans. Babylone est toujours le modèle de la cité moderne. Une caste de possédants s'enrichit du travail d'une caste de possédés, et une caste intermédiaire détourne les responsabilités, dilue les colères, applique les châtiments et tire profit de son statut ambigu. Chez les Sumériens, on les appelait les Meshkinu ; un des mots les plus anciens de notre vocabulaire, puisqu'il est devenu "mesquin".

 

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