mardi 25 août 2015

Parodie Céleste - Chapitre 3

3

Direction Montchauvier, donc. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion d'y aller ; le séjour précédent ne l'avait pas marqué. Il savait que c'était la plus grosse agglomération du sud entre Toulouse et Marseille, que la ville connaissait une prospérité certaine depuis les années 80, époque à laquelle sa mairie était devenue socialiste, en la personne de son maire Roger Damoureddo, figure médiatique entreprenante, voire remuante.

Montchauvier était une ville plus médiévale qu'antique. Elle était surtout fameuse pour ses universités, dont l'une des plus vieilles écoles de médecine d'Europe. Sa proximité avec la Méditerranée devait y rendre les études difficiles pour qui ne sait pas résister à l'appel des mouettes et des planches à voile.

Ces dernières années, Damoureddo avait commis quelques frasques douteuses qui avaient provoqué l'embarras de ses camarades de parti. La mort de leur idole, Mitterrand, l'avait peut-être ébranlé. En tout cas, les huiles du parti socialiste survivant lui avaient fait comprendre qu'elles préféraient se passer de ses services. Il avait rendu sa carte en levant le nez, à la satisfaction mutuelle et générale de tous ceux que cela intéressait encore.

Depuis, c'était le calme médiatique, ce qui ne voulait rien dire et tout dire à la fois. Semántico, malgré ses nombreux contacts des deux côtés des Pyrénées, ne pouvaient se tenir au courant de tous les potins de France, et ignoraient où en était la situation politique de cette ville qui avait franchi depuis le cap du quart de million d'habitants.

En arrivant à la gare, il se disait que tout de même, ça l'embêterait un peu de devoir cogner sur des socialistes, le cas échéant. D'un autre côté, vu ce qu'ils foutaient depuis 2002, les socialistes, ça ne le changerait peut-être pas des ripoux traditionnels de l'autre bord. Après tout, comme disait le proverbe néo-con : « Tant va le socialo qu'à la fin il se mouille » ; comme tout le monde. Il roula ses scrupules en une boulette à peine collante et les balança au vent du nord, qui lui montrait la voie.

Dans le train, une fois engoncé et tordu convenablement dans son siège prévu pour agacer tous les gens qui ne mesurent pas la taille réglementaire d'un mètre soixante-treize (TGV ne voulant toujours pas dire Train pour Grands Voyageurs), il ouvrit ses livres et les parcourut au petit bonheur la chance, faisant son zapping de Keelt à Mauresque en passant par Eliot.

Il commença par ce dernier, lisant intégralement le poème qui le tarabustait, essayant de retrouver d'où il tenait ce souvenir.

Nous sommes les hommes creux
nous sommes les hommes de paille
appuyés les uns contre les autres
nos caboches pleines de son. Hélas !
Nos voix desséchées, lorsque
nous chuchotons ensemble
sont aussi calmes et ineptes
que le vent dans l'herbe sèche
ou le trottis des rats sur le verre pilé
dans notre cave asséchée.

Il y avait cinq chants en tout et pour tout, qui décrivaient une sorte de descente sociale aux enfers suivie d'une fin du monde en coupe réglée. Il était difficile de savoir si cela parlait de soldats au front, d'hommes morts, ou de vivants qui ne savent pas qu'ils sont morts. En tout cas, c'était un texte qui donnait soif, et seul le début résonnait dans la mémoire de Semántico. Mais il n'y eut pas moyen de mettre le doigt dessus.

Il dissipa son malaise en allant boire un demi à la voiture-bar, ce qui lui donna presque envie de se jeter par une fenêtre sans l'ouvrir.

L'approche de Montchauvier se fit lentement ; la ville n'avait pas encore adopté une de ces gares qui se prennent pour des aéroports. L'avantage, c'est qu'on aboutissait directement en centre ville.

En arrivant à la Gare Saint-Cocq - un samedi, 17 heures 30, c'était l'heure de pointe - il fut bousculé par un type pressé en costard-cravate, qui s'était précipité - jeté, même - dans l'escalator.

Ho, le Parigot, y faut qu'il se calme ! maugréa un quinquagénaire, juste derrière Semántico.

Mais il ne fit rien pour ralentir le présumé Parigot, qui filait au loin, déjà au rez-de-chaussée, puis traversait le hall en se servant de son attaché-case pour fendre la foule. Semántico s'abstint de signaler à l'autochtone qu'il était lui-même « étranger ». C'était bon signe ; il s'intégrait déjà à la population locale, sans même avoir ouvert la bouche.

Tout de même, sans perdre de vue le malotru, Semántico vérifia discrètement que son larfeuille était bien à sa place, avec le liquide qui constituait tout ce qu'il avait jusqu'à nouvel ordre. Tout allait bien ; le fric était là, et ses deux pièces d'identité - la vraie et la fausse, au nom d'un certain Ralph Le Tremeur - aussi. Depuis une certaine élection, Sem se méfiait comme de la peste des petits speedés en cravate.

Des uniformes aussi, bien sûr. Et ça, le hall et le parvis de la Gare n'en manquaient pas. On aurait pu regarnir l'entrepôt d'un costumier de cinéma catégorie Péplum-SM, avec tout ce qui patrouillait, vérifiait, hélait, alpaguait, palpait, troussait, humiliait et crachait sa morgue à la face du peuple sur la place ronde qui s'étalait au soleil. Et, scintillant tels des spaghetti mal cuits dans la lumière éclatante de l'astre méditerranéen, tout un lacis de rails de tramway fit cligner Semántico des yeux, parfaite illustration de l'écheveau qu'il était venu débrouiller.

Semántico préféra ne pas s'attarder. Il calqua son pas sur celui d'une brave mère de famille et traversa la place, se retrouvant à l'entrée d'un square peu ombragé mais très fréquenté. Là, il avisa. Quatre rues partaient face à la gare, comme les doigts d'une main douloureusement écartée. Celles de gauche et de droite arboraient une double paire de rails, qui se croisaient avec ceux de la rue qui remontaient vers le nord-ouest, la plus animée des quatre. Seule la dernière, au sud-ouest, n'avait pas de rails, seulement des couloirs de bus.

Repérant une carotte dans la rue la plus animée, Semántico commença son enquête par l'achat d'un plan de la ville. Il avait de la chance : l'arrêt de tram Parodie, où avait eu lieu la disparition transformée en homicide par un tour de passe-passe médiatique, se trouvait justement au bout de la rue en question, la rue Taguelongue, qui débouchait sur la place dite de la Parodie. Semántico avait tout le temps de se trouver un hôtel ; il décida d'aller voir illico.

La place de la Parodie était énorme, plus ou moins en forme d'œuf, orientée à peu près sud-nord. Côté sud, un bâtiment cubique à arcades, style XIXe sicèle, arborait fièrement le mot Opéra, ce qui permettait aux lettrés de l'identifier aisément. De part et d'autre du mot Opéra, il y avait aussi, en plus petits, les mots Comédie et Tragédie et, au-dessus, Parodie. Ce n'était pas original, évidemment, mais Semántico se demanda pourquoi la place avait fini par s'appeler seulement « de la Parodie », alors que les deux autres candidats présentaient les mêmes arguments. Bon d'accord, les gens n'auraient sans doute pas adopté facilement l'appellation place de la Tragédie ; mais pourquoi pas place de la Tragi-Comédie ? Quant à place de la Comédie tout court, ça ne faisait pas franchement réaliste, par les temps qui couraient.

Tout bien réfléchi, la place était plutôt en forme de caisse de guitare, avec, en guise de manche pas vraiment dans l'axe, une énorme allée côté nord, plantée de quatre rangées de platanes, avec fontaines, bancs, étals de marchands des quatre-saisons, square, jardin d'enfants, enfants-parents et tout le bataclan.

L'arrêt de tram se trouvait un peu sur la droite au débouché de la rue Taguelongue, juste après un carrousel imposant qui tournait en poussant des cris d'enfants. Sous des abris chromés-vitrés à la mode, deux quais parallèles se faisaient face, séparés par deux paires de rails, et surélevés d'une quarantaine de centimètres. Tout cela était récent mais déjà bien marqué par un usage intensif.

Il y avait foule. En incluant la trentaine de terrasses de restaurants et de cafés - dont les inévitables Couic et MerDo -, le marché sur l'esplanade, Semántico estima qu'il avait au bas mot deux mille personnes sous les yeux en train de s'adonner aux joies de la vie urbaine.

Seule la platitude absolue de la place l'empêchait d'en faire un forum idéal, à la romaine, avec rostres intégrés. Le parvis de l'Opéra ne surplombait le sol que d'un petit mètre, ce qui ne suffisait pas à en faire une tribune digne de ce nom. L'endroit était sans doute parfait comme point de rassemblement, mais pour haranguer une foule, il fallait construire une scène, donc obtenir l'autorisation de la mairie, donc être politiquement correct. Les choses étaient bien comme il faut. Pour le prouver encore plus, il y avait, devant l'Opéra, un bassin à fontaine surmontée de trois dames dénudées et grecquisantes, qui avait en guise de margelle un amas de caillasses dont la vertu première était qu'on ne pouvait pas s'asseoir dessus. Là encore, l'autorité avait exercé ses prérogatives. Tout cela était fort propret.

Marchant lentement, Semántico s'attarda sur les façades. À vrai dire, pour parler à une foule, l'idéal aurait été de se poster à l'un des balcons du deuxième ou du troisième étage. Il se demanda dans lequel de ces immeubles avait vécu Joseph Conrad, lors de son passage à Montchauvier, qu'une brève biographie dans le recueil de T.S. Eliot lui avait remis en mémoire. Rien ne l'indiquait.

Il n'eut pas le temps de se creuser les méninges plus longtemps ; quelqu'un se tenait devant lui en se dandinant d'un pied sur l'autre.

M'sieur, vous auriez pas un euro ou deux. C'est pour manger, moi et mon chien.

C'était un jeune punk en treillis qui devait crever de chaud. Il tenait un pit-bull au bout d'une corde. Semántico apprécia d'autant plus la bestiole qu'elle se tenait derrière son maître.

Je peux te donner plus que ça, si tu étais là le jour où la fille a disparu entre deux trams.

Le visage du jeune esquissa un demi-sourire, puis il jeta un coup d'œil vers sa bande de potes, qui étaient assis sur les marches de l'opéra. Il fit ensuite un pas pour se rapprocher de Semántico ; heureusement, le chien resta où il était.

Un peu que j'étais là. P'tain, c'était flippant, ce truc ! Pourquoi vous posez la question ? Vous avez pas une gueule de flic.
Merci pour le compliment. Les flics vous ont posé des questions ?
Tu parles, bien sûr que non. Ils nous ont viré vite fait pour pouvoir faire leur putain d'enquête, qu'ils ont dit. Tu parles !
Mais il y avait des témoins, non ?
Tu parles, ouais ! Au moins trois mille.
Tout le monde ne regarde pas tout le monde en permanence. Qu'est-ce qui a attiré l'attention des gens ?
La meuf et son mec, ils se sont disputés veugra avant qu'elle... passe entre les trams.
Disputés comment ?
Genre violent. Le mec, il l'a giflée, debout.
Où étaient-ils ?
 
Le jeune s'arrêta soudain ; Semántico se rendit compte qu'il allait trop vite.

Combien vous allez me donner ?
Si je te donne un billet de cent euros, tu ne pourras pas le dépenser, pas vrai ? Si je t'en donne cinq de vingt, ça te va ?

Le punk ne dit rien mais son débit accéléra.

Vous êtes sûr que vous êtes pas un fédéral en civil, m'sieur ? Enfin, j'veux dire, c'est bizarre, non ? C'est vrai, quoi, vous êtes qui ?
Je suis le père de la disparue.

C'était sorti tout seul. Pendant trois secondes, le jeune gars sembla diminuer de volume ; il regardait par terre. Les condoléances, ça ne devait pas être son truc.

Ne te bile pas, l'aida Semántico. Dis-moi simplement deux choses : est-ce que tu connaissais le garçon qui l'a giflée ? Et à quelle terrasse étaient-ils installés ?
Vous allez me payer quand même ?

Sans rien dire, Semántico écarta le pan gauche de son blouson et, du bout des doigts, tria cinq billets, les plia en huit et les coinça dans la paume de sa main droite, qu'il tendit. Le tout, lentement.

Comment tu t'appelles ? dit-il en souriant.
Alexandre, répondit le punk, qui avait complètement perdu l'accent des banlieues.

Il serra la main de Semántico, faillit laisser tomber les biftons, réussit à les fourrer dans une poche de sa veste kaki.

Le type, je le connaissais pas, dit-il. Un petit bourge, seize, dix-sept ans. Et ils étaient à la terrasse de la pizzeria, par là. Y en a qu'une, vous pouvez pas la rater.

Il pointait du doigt la direction nord, ce qui fit grimacer Semántico. Depuis un quart d'heure qu'il était sur la place, il avait compté au moins trois passages de flics, deux bagnoles et un mini-bus. Sans chercher, il avait aussi repéré au moins quatre plots de caméras suspendus à des angles de murs et à des réverbères.

Salut, Alexandre, dit-il en se dirigeant à l'opposé de la pizzeria, vers l'opéra. Reste à l'abri des mauvais coups.

Le jeune pencha la tête ; il avait l'air seulement déguisé en punk, maintenant. Il avait visiblement envie d'ajouter quelque chose mais ne savait comment s'y prendre. Semántico se contenta de le regarder, les épaules à moitié détournées.

M'sieur, faut que je vous dise... Votre fille... elle est trop belle.
Qu'est-ce que tu veux dire par "trop" ? C'est l'expression à la mode, ou alors elle n'a pas le droit de l'être autant ?

Mais le gamin était hors de portée de voix.

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