jeudi 27 août 2015

Parodie Céleste - Chapitre 5

5

Il était tôt. Semántico avait deux problèmes : il ne pouvait absolument pas accéder aux images de télé-surveillance qui avaient fatalement filmé l'incident. Il pensa à passer une petite annonce dans le canard local, pour demander si quelqu'un avait pris des images en amateur ; la chose était possible, puisque aujourd'hui, les êtres humains filment tout ce qu'ils font, même aller aux chiottes. Mais c'était lent et n'importe qui pouvait remarquer son annonce.
Le deuxième problème, c'est qu'il ne connaissait vraiment personne à Montchauvier, encore moins quelqu'un qui lui aurait permis de rencontrer un flic complaisant. De toute façon, il n'aimait pas ça ; tout comme, gamin, il n'aimait pas les choux de Bruxelles, pas par goût personnel, mais parce que c'est dégueulasse. La preuve : il n'aimait toujours pas les choux de Bruxelles.

En venant de la gare un peu plus tôt, il avait aperçu une enseigne semblable au logo qui figurait un peu partout sur les trams et les distributeurs de ticket. Il mit deux minutes pour s'y rendre. Pendant qu'il descendait la rue, deux rames se croisèrent en faisant ding-ding. Ce n'était pas un vrai son de cloche, mais un bruit enregistré ; on ne peut pas tout avoir. À tous les coups, le syndicat des cloches aurait porté plainte. Semántico traversa juste derrière l'une des rames et jaugea l'espace qui les séparait : soixante à soixante-dix centimètres, en gros. Pas de quoi faire des galipettes, mais pas dangereux si on fait gaffe.

Par contre, il n'y avait pas d'espace vide sous les wagons ; les roues elles-mêmes étaient enfermées dans des boîtiers, recouvertes d'une plaque métallique de même couleur que le reste. Chaque rame se composait de deux voitures articulées par un soufflet ; pas moyen de se glisser entre. Les portes devaient être asservies à un système qui empêchait l'engin de démarrer tant que l'une d'elles restait ouverte. Il ferait un petit voyage, plus tard, pour voir l'intérieur.

Pour l'heure, Semántico repéra, quelque part sous la deuxième voiture, une plaque de deux mètres cinquante de long qui, apparemment, ne couvrait pas les roues. Il s'arrêta près d'un palmier pour s'intéresser plus particulièrement au conducteur. Son poste se situait, non pas sur le côté gauche comme dans un bus, mais bien au centre de la largeur de la rame. Le pare-brise était large et bombé, mais deux montants assez large devaient perturber la vision latérale. À moins que quelque chose de moins de cinquante centimètres de haut ne roule devant lui, il était difficile de ne pas le voir. Sauf si on était distrait ou si on n'avait pas envie de le voir. Mais comme le conducteur était enfermé dans une cabine le séparant des usagers, l'hypothèse de la distraction était plutôt ténue.

Arrivé devant la boutique de la TOUM, Semántico fut content de voir que le bureau était ouvert jusqu'à 20 heures. Il entra, affichant son plus laid sourire, celui du commercial qu'il n'avait jamais été pour cause d'incompatibilité. L'endroit était petit et mal éclairé. Des présentoirs croulaient sous les brochures vantant des horaires, des tarifs, des parkings et des vélos qui rendent heureux.

Il y avait deux guichets le long d'un mur, dont l'un était fermé. À l'autre, il n'y avait, bien entendu, personne. Semántico posa une main sur le minuscule comptoir et se racla la gorge. Au bout d'une minute, une tête apparut derrière une porte, au fond du cagibi.

Oui ? dit l'homme sur un ton tellement neutre qu'il avait l'accent suisse.
C'est pour un renseignement, répondit Semántico, qui avait déjà envie de commander un bombardement intensif de la zone ennemie.

Le type eut l'air de trouver ça louche et jeta un regard derrière lui avant de s'approcher de son comptoir.

C'est pour quoi ?
C'est particulier. Je suis coproducteur de films, de la compagnie PCP, et nous préparons un documentaire sur votre belle ville.
C'est pour quelle chaîne ? le coupa le fonctionnaire, tandis que son œil gauche connaissait un sursaut d'humanité (période Aube de l').
Il s'agira d'un documentaire indépendant ; personne ne l'a encore acheté.

La lueur dans l'œil du type disparut aussi vite qu'elle était venue, lui rendant son côté ovin prononcé, pour ne pas dire carrément oviné.

Mais, ajouta Semántico aussi sec, si cela peut vous rassurer, TF1 a déjà pris une option.
 
Cette fois, le guichetier frôla l'orgasme. Son pouce droit se mit d'ailleurs à zapper dans le vide avec frénésie.

En quoi pouvons-nous vous être utiles ?

Carrément le nous royal ! Celui-là, il n'allait pas le rater. Mais d'abord, il fallait le traire.

Nous aurions besoin de renseignements d'ordre technique sur le fonctionnement des transports publics. Le sujet du documentaire étant la qualité de la vie à Montchauvier, nous nous intéressons à tout ce qui touche au tramway, bus, vélos, etc.
C'est un très beau sujet, commenta le gonze, ce qui en disait long sur son esprit critique ; non seulement il regardait TF1, mais en plus il aimait ça.
Oui, appuya Semántico, en pensant très fort à un marteau. Auriez-vous de la documentation à me proposer ? Quelque chose de très général ; c'est pour préparer le terrain, vous voyez ?
Vous ne voulez pas plutôt rencontrer un de nos responsables ?
Pas dans l'immédiat. Je suis seulement en repérage. Mais je veux bien que vous me donniez leurs noms, ainsi nous pourrons organiser des rendez-vous pour notre prochain passage à Montchauvier.
 
François (Semántico décida qu'il avait une tête à s'appeler François) eut l'air ravi.

Bien, dit-il comme si Semántico avait donné par inadvertance la bonne réponse à un jeu télévisé. Ne bougez pas ; je vais vous confier notre fascicule destiné aux professionnels.

« Confier » ! Pourquoi ? Il comptait que Semántico le lui rende après un état des lieux ? Comment allait-il régler son compte à ce charlot sans laisser de traces indélébiles ? Le François s'écarta du guichet et alla ouvrir des tiroirs au fond du cagibi. Il fouilla trois ou quatre minutes avant de revenir avec un tas de paperasses tous formats et joliment colorées ; ça faisait bien deux pouces d'épaisseur. Plof ! fit le paquet quand il le posa sur le comptoir, avant de le glisser sous la petite fenêtre.

Oh, merci, lança Semántico sur le ton du jeune père à qui son p'tit nonfont vient d'offrir son premier caca sculpté.

Il souleva le paquet gagnant en louchant dessus.

Il y a bien l'organigramme de la direction de la TOUM ?
Oui, c'est dans le cahier bleu.
Vous faites bien les choses, allez !
Mais c'est tout naturel, voyons. Nous sommes là pour ça, et nous sommes très fiers de notre ville.

Semántico espéra que François n'allait pas se mettre à chanter La Marseillaise, ou pire encore, l'hymne local. S'il l'avait fait, il lui aurait volontiers collé un pain, mais il avait les deux mains prises ; et puis, le trou à causer dans la paroi de verre n'était pas très large. À vrai dire, il avait l'air même calculé exprès pour qu'on ne puisse pas passer le poing au travers. Sécurité, ouais ! Ça dépend de quel côté on se place.

Semántico ouvrit son sac, y fourra la liasse de papelards et fit mine de partir.

Ah, une chose ! dit-il en se retournant sur le seuil. Avant de rentrer sur Paris (c'était chié de sa part, de dire "sur" Paris ; ça faisait pro de la pub), j'aimerais tout de même interroger quelqu'un, à titre préparatoire (va savoir ce que ça voulait dire). Un simple membre du personnel. L'idéal serait... je ne sais pas, moi... Un conducteur, par exemple. Il y aura une longue séquence à bord d'un tram.

François perdit son beau sourire. Le coup était risqué mais Semántico ne pouvait pas aller aborder un conducteur comme ça, la gueule enfarinée, à la fin de son boulot, sortant de la rame. En général, aux terminus, il n'y a pas foule.

Quel conducteur ? s'exclama François en pensant immédiatement à la même chose que Semántico.
Oh, n'importe lequel, répondit celui-ci sur un ton primesautier qui lui donna envie de se coller une gifle.
Ah bon, fit l'autre. Je croyais que vous vouliez interroger le conducteur qui a eu un problème la semaine dernière.

Pas possible ! Soit ce type était aussi con que Jacques Séguéla, et c'était étonnant ; soit il l'était encore plus, et il y avait de quoi se flinguer.

Un problème ? Quel problème ?
Rien de grave, rassurez-vous. Il est en repos.
C'est intéressant, ça, dites-moi. Quand les conducteurs ont eu un... problème, ils partent en repos. Nous pourrions en parler, dans le docu. Ça ferait bien. Où vont-ils ?
Nous les bichonnons, monsieur. Avoir un accident, c'est une expérience traumatisante pour tout le monde, vous savez ; pas seulement pour les victimes. Aussi ont-ils droit à un séjour dans une maison spéciale.
C'est très bien. Je suppose que c'est dans la région ?
Bien sûr. Ecoutez, ce n'est pas encore dans les brochures parce que la Maison de Repos est toute neuve et qu'elle vient à peine d'ouvrir. Mais vous pouvez en parler à la responsable ; son nom est dans la brochure.
C'est parfait, ça. Merci beaucoup, monsieuh...
Vous pouvez m'appeler Francis.

Semántico sentit un rire bête s'étouffer dans sa gorge. Il sortit en se rappelant qu'on ne tire pas sur les ambulances. À moins d'être un soldat des armées américaine ou russe, bien sûr.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire