samedi 29 août 2015

Parodie Céleste - Chapitre 7

7

Après minuit, Semántico ne pouvait plus faire grand-chose de productif ; de plus, il était crevé. Il aurait pu continuer à humer l'air de la ville mais préféra rentrer à l'hôtel. Sur le chemin, il eut plusieurs fois la sensation d'être suivi, ce qui était absurde. Il fit exprès de prendre les ruelles les plus désertes, jetant chaque fois un coup d'œil par-dessus son épaule, se perdant une bonne demi-douzaine de fois. Mais rien de décisif.

Il se demanda s'il ne devait pas mettre son impression simplement sur le compte des CSCSP (caméras de surveillance du citoyen suspect par principe) ; il y en avait pratiquement à chaque coin de rue.

Une fois dans sa chambre, il parcourut vaguement les papiers que lui avait donnés François, l'émule du pape Roger, cherchant surtout des données chiffrées. Quand ses yeux commencèrent à flancher, il savait en gros ce qu'il voulait savoir. Le projet du tram avait commencé près de vingt ans auparavant ; à l'époque, Damoureddo était déjà maire et accumulait les projets délirants infaisables, dont un sur dix devait aboutir. Avec le recul, ce type avait l'air d'une vraie girouette publique ; il avait toutefois conservé tout du long son étiquette socialiste, avec une insistance qui, aujourd'hui, paraissait désuète (ou suspecte, si tant est que ce ne soit pas la même chose).

La Ligne 1 avait été ouverte en 2000 et avait officiellement coûté 550 millions d'euros, presque entièrement payés par les administrés de l'agglomération. La deuxième avait commencé à rouler six ans plus tard, pour 450 millions seulement (elle était plus courte, et bénéficiait de nombreux aménagements en place depuis la première). Quant à la Ligne 3, ses travaux venaient à peine d'être entamés, et elle devait coûter la bagatelle de 600 millions. Ce qui faisait donc un total supérieur à un milliard et demi. Autrement dit, étant donné l'étonnante faculté des technocrates à tout minimiser (exceptés la longueur de leurs quéquettes et le montant de leurs émoluments historiques), la vérité à poil devait tourner autour des trois milliards, peut-être même plus.

Il y avait là de quoi justifier largement quelques « écarts de conduite », des « arrangements à l'amiable », des « passe-droit » et autres bavures qui coûtaient moins cher à blanchir qu'à prévenir (et ne parlons même pas de guérir, puisque l'argent n'est pas considéré comme une maladie). D'accord, on n'était pas à Naples ou Chicago, mais Semántico avait perdu ses illusions sur la nature humaine avant même de sauter à bas de son berceau.

Et puis, sans parler de fric, il y avait aussi des questions de prestige ; car cette saleté avait encore droit de cité, pour ne pas dire qu'elle était carrément revenue à l'ordre du jour national. Par exemple, le mobilier des stations avait été conçu par des designers de classe internationale ; il y avait quelques œuvres d'art réparties sur les trajets des lignes, du genre aussi insignifiant que moche ; les rames elles-mêmes étaient construites d'après les plans de gens qui conçoivent des flacons de parfum, des carrosseries de bagnoles ou des fringues qu'on ne met qu'une seule fois en espérant très fort qu'il y aura plein de photographes à la soirée sinon l'investissement n'est pas rentabilisé, ô pauvre petite princesse.

Quant aux marchés concernant les trams eux-mêmes, ils portaient sur des sommes gastronomiques (autrement dit, il y avait de quoi se gaver) : entre 2,5 et 3 millions la rame ; vingt-quatre rames pour la Ligne 2, trente pour la 1, et vingt-six prévues pour la 3. Quand on sait qu'un autobus tous conforts modernes coûte deux cent mille euros à tout casser, on apprécie mieux la différence vertigineuse des enjeux. Les entreprises pressenties fabriquaient habituellement des avions de chasse, des turbines géantes, des stations pétrolières ou des réacteurs nucléaires. Bref, encore des gens bien connus pour leur respect des normes environnementales. D'ailleurs, lorsque celles-ci les gênaient dans leur évolution (qu'ils appelaient progrès), ils étaient assez puissants pour pouvoir les faire changer par leurs beaux-frères députés ; c'était plus efficace que d'avoir espoir en la nature humaine.

Une petite phrase en bas de page de l'étude résumait parfaitement l'ambiance qui régnait dans cette arène publique : « Étant donné les nombreuses difficultés rencontrées à tous les niveaux du projet, il sera presque impossible de tenir compte des interventions en provenance des associations d'usagers. » Au moins, c'était clair, pour qui parlait le Technocratique post-reaganien ; cela voulait dire : « Rien à foutre du public, on fait ça pour nos pieds, pour être réélus, pour continuer à se gaver en présentant bien, jusqu'à ce qu'on en crève, et après nous, le déluge ou la peste ! Ça va coûter la peau du cul ? Et alors, du moment que c'est pas le mien ! En plus, ça fait plaisir à mon beau-père, qui construit des avions de chasse, des téléphones portables et des feux rouges. »

Semántico s'endormit en remarquant que, sur la soixantaine de noms de personnalités historiques locales attribués aux rames du tram, il n'y en avait que trois de féminins. Autant pour la parité, tiens !

Il fut réveillé en sursaut à 3 heures 19 du matin par un bruit bizarre provenant de la rue. Il s'approcha de la fenêtre sans allumer et regarda en bas. Un type en short et tee-shirt de foot était perché sur un mur de trois mètres. Un autre type, habillé normalement, lui envoya un ballon, avant de s'éloigner vers le coin de la rue et d'épauler une petite caméra, qu'il braqua sur le mec. Après deux secondes, il leva le pouce, et le perché donna alors un coup de pied dans le ballon, qui partit vers le mur d'en face (la paroi de l'hôtel), rebondit une fois sur la chaussée, une seconde fois sur le mur où se tenait le type, pour finir sa course dans une poubelle dont le couvercle se referma tout seul sous l'impulsion du ballon.

Là, le type perché sauta à bas du mur et se mit à courir en écartant les bras à l'horizontale, comme n'importe quel footballeur brésilien qui sait qu'il aura de l'amour en rentrant chez lui, et peut-être du vin. Le cameraman le suivit en rigolant comme un fou.

N'importe quoi ! lâcha Semántico, avant d'aller se recoucher.

Décidément, Montchauvier recelait sa part de curiosités ; nul doute que certaines d'entre elles se révéleraient moins désopilantes.

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