dimanche 30 août 2015

Parodie Céleste - Chapitre 8

8

La manifestation en hommage à Guilhem était prévue pour midi, le dimanche. Semántico profita de la matinée pour faire le plein d'énergie, en prenant un petit déjeuner monumental dans la salle de l'hôtel et en lisant les journaux. Vers onze heures et demie, il contourna l'Opéra pour aller observer du plus loin possible les préparatifs des uns et des autres. Il ne vit guère que du bleu, du brun et un peu de rouge.

Les manifestants eux-mêmes ne se voyaient pas encore. Les tenanciers de bars avaient soigneusement évité de déplier leurs terrasses, du moins dans la partie haute de la place. On pouvait d'ailleurs facilement reconnaître les patrons angoissés ; ils se tenaient sur le seuil de leur établissement, jetant des coups d'œil nerveux à gauche et à droite, regardant tout le monde d'un air soupçonneux, se demandant s'ils ne devaient pas carrément acheter un bazooka (fermer ? pas question !).

À midi, Semántico attendait devant l'entrée de l'office du tourisme, de l'autre côté du commissariat, totalement à l'opposé de l'Opéra, loin des flics en civil qui ne manquaient pas d'y grouiller, en plus de ceux qui n'étaient pas déguisés en gens normaux.

Sean n'arriva qu'à midi vingt, accompagné de trois personnes qui ne devaient pas totaliser cinquante ans à elles trois.

Salut, Ralph ! fit-il en serrant la main de Semántico d'une poigne un peu ostentatoire.

Ce dernier ne répondit rien.

Je vous présente Ralph, dont je vous ai parlé, dit Sean en se tournant vers les trois jeunes. Il veut nous aider à savoir ce qui est arrivé à Guilhem.

Semántico sut aussitôt que cette manif se passerait mal. Les trois jeunes - une fille et deux garçons - le regardaient d'un air peu avenant.

Mathieu, Amélie et Rachid étaient dans la classe de Guilhem, ajouta Sean avec un petit air triomphant. Je crois qu'ils ont des choses à te dire, Ralph.

Et il regarda les lycéens, comme un oncle qui présente ses neveux acrobates à Louis XV.

Qu'est-ce qui nous prouve que t'es pas un flic ? attaqua l'un des garçons.

Aussitôt, Sean parut se décomposer.

Quoi ? Mais c'est pas du tout ce qu'on avait dit que...
On t'a fait marcher, c'est tout, le coupa Mathieu ou Rachid.
Tu crois quand même pas, enchaîna Rachid ou Mathieu, qu'on va se laisser enfumer par un mec qu'on connaît pas ?
Mais je...
Ta gueule ! Laisse-le parler. On lui a posé une question.

Les deux mômes fixaient Semántico d'un regard calibre 12 à double canon scié. C'était pas le moment d'être chargé à blanc. La manif se présentait de plus en plus mal.

Semántico commença par rassurer Sean en lui adressant un regard apaisant. Puis il regarda la fille, qui se tenait en retrait, et dont les yeux n'étaient pas moins virulents que ceux de ses petits camarades. Enfin, il revint sur le plus grand des deux garçons.

Je ne suis pas flic et je n'ai aucun compte à vous rendre.
Alors, pourquoi t'es à Montchauvier ? siffla l'autre en roulant des épaules.
Le bouscule pas, intervint le grand. Moi, je le crois.
Mais t'es dingue ! Qu'est-ce qu'on en sait que...

Leurs voix se mélangèrent en montant dans les aigus ; la fille s'en mêla en faisant de grands gestes. Semántico avait vraiment autre chose à foutre que d'essayer de comprendre les querelles intestines de la jeunesse montchauvine. Il n'avait surtout pas envie de perdre son temps à convaincre de futurs petits soldats de la guerre économique, dont certains vendraient leurs parents dans dix ans pour payer l'école « gratuite » de leurs propres gosses.

Vos gueules ! beugla-t-il, avant d'enchaîner sans reprendre son souffle. Vous m'emmerdez et vous n'avez rien à m'apprendre. Et réciproquement. Puisque vous estimez que vous avez une bataille à mener, allez-y. Vos ennemis sont déjà dans la place.

De fait, toute la moitié sud de la Parodie était encadrée d'un quadruple rang de flics et de CRS en casque et bouclier. Deux accès de trois mètres de large chacun avaient été laissés ouverts pour permettre aux manifestants de se joindre au cortège de départ. Par ces deux ouvertures éminemment faciles à contrôler, les lycéens arrivaient en grappes de six, douze ou vingt-quatre, comme les cannettes. Et tout aussi prêts à éclater.

On y va, lança le grand. Mais on se reverra.

Et il fonça vers le quadruple cordon bleu, sans laisser à Semántico l'occasion de répliquer. Pas grave, il n'avait rien à dire. L'autre mec suivit, ainsi que la fille quelques secondes plus tard, en traînant son gros sac.

Sean restait debout, les bras ballants, l'air con.

Mais ils m'avaient promis de t'aider.
Je t'avais prévenu que ce ne serait pas évident. De toute façon, elle sent le faisandé, cette manif. Trop de matraques pour être honnête. Ça ne servira à rien.

Semántico se dirigea alors vers le Polyclone, qui lui permettrait de gagner la gare sans repasser par la place de la Parodie.

Mais qu'est-ce que tu fous ? s'écria Sean. Tu t'en vas ? Tu n'y vas pas ?
Pourquoi faire ? Me prendre des lacrymos et des pavés pas perdus pour tout le monde ? J'ai déjà donné.
Je t'aurais cru plus courageux.

Semántico s'esclaffa, s'arrêta, se tourna vers Sean.

Ecoute, mon grand. Tu as déjà vu un de tes meilleurs potes prendre feu parce que le cocktail Molotov qu'il s'apprêtait à lancer a explosé au-dessus de sa tête ? Et que tu as cru entendre un coup de feu juste avant, bien sûr, je précise au cas où l'idée d'un simple accident t'aurait effleuré l'esprit. C'est un petit truc qui fait partie des nouvelles techniques de défense de la police. Tu veux toujours aller à ta manif, Sean ?
On... commença-t-il en hésitant. On n'y va pas pour se battre. C'est pour montrer notre soutien, et faire une minute de silence.
Tes copains, là, ils avaient des surins dans les poches. Et la fille, elle avait les mains qui sentaient la térébenthine, et elle portait un gros sac bien lourd ; tu veux un dessin ? Vous allez vous faire allumer, au propre comme au figuré. En tout cas, merci pour la diversion ; ça fera toujours ça de poulets en moins sur les routes.
Où vas-tu ? demanda Sean, d'un ton contrit.
J'ai du boulot. Salut.

Les manifs, c'était plus de son âge, voire plus de son temps. Après tout, quelques années auparavant, trois millions de personnes dans la rue n'avaient pas suffi à déloger le premier ministre Vilrupin ; c'était bien la preuve qu'il fallait appliquer de nouvelles méthodes, désormais. Franchement, c'était bien la peine d'avoir écrit Le Prince, Techniques du coup d'État et La Société du Spectacle pour que des futurs énarques les lisent et en tirent parti.

Mais comment faire, alors, si le peuple n'avait plus la force et si n'importe qui pouvait apprendre sa langue ? Rester menu fretin jusqu'à plus ample informé et continuer à ronger les filets du tissu social ; à force, quelqu'un finirait bien par devoir la payer, cette putain de fracture.

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