jeudi 27 septembre 2012

L'Affaire des Bisoux



Un jour, pendant une pause entre deux cours, je fus abordé par la sous-directrice de l'établissement où j'étudiais. Elle avait l'air ennuyé et semblait chercher à éviter les regards de mes camarades, assis çà et là. Après avoir attiré mon attention, la sous-directrice se pencha vers moi et me dit à l'oreille "Vous êtes convoqué chez la directrice, vous et Mlle S. Elle y est déjà. On vous attend."
Allons bon ! Mlle S. – N. de son prénom – était ma petite amie du moment ; nous nous étions rencontrés dans cette école et nous étions "ensemble" depuis quelque temps ; tout allait bien entre nous. Je ne voyais pas ce qui pouvait clocher au point de finir chez la dirlo. A vrai dire, je ne pensais même pas que quelque chose clochait ; je pensai plutôt que N. avait eu un accident.
Je me levai aussitôt pour suivre la sous-dirlo, sous les regards inquiets de mes camarades, qui n'osaient rien dire. Une fois dans le bâtiment administratif, je posai quelques questions qui n'obtinrent pas de réponse ; sinon, peut-être, que ce n'était pas un accident. Je ne me souviens pas ; mais je me souviens que lorsque j'entrai dans le bureau, N. était assise sur une chaise, face au bureau de la directrice, et qu'elle ne me regarda pas.

La directrice, elle, me regarda brièvement, me faisant signe de m'asseoir, "car nous n'avions pas beaucoup de temps pour régler la question". Je m'abstins de demander laquelle, sachant que cela n'aurait servi à rien. A l'époque, j'avais déjà compris que les chefs de ce monde ne répondent jamais aux questions qu'on leur pose, surtout quand ils sont en train d'exercer leur autorité. J'attendis donc en rêvant d'ailleurs.
La directrice, une femme d'environ 45 ans, entama un discours dont je suis incapable de reproduire ici et maintenant la moindre phrase. C'était un galimatias de généralités sur les convenances, les choses qu'on ne peut pas faire, celles qu'on n'a pas le droit de faire, et qu'il fallait que cela cesse, le tout entrecoupé d'hésitations dignes d'un apprenti chanteur devant son premier public.
Quand elle s'arrêta au bout de dix minutes (la pause était finie mais on n'était pas venu nous chercher pour retourner en cours), je ne savais toujours pas de quoi elle croyait avoir parlé. Je regardais la sous-directrice (qui était restée stoïquement debout, car il n'y avait pas d'autre siège dans la pièce) d'un air interrogateur ; elle baissa les yeux sans rien dire. Je me tournais vers N., toute recroquevillée sur sa chaise, ses mains crispées sur les bords du siège. "Tu as compris, toi ?" lui demandai-je doucement. Elle me jeta un regard désespéré et se contenta de hocher la tête.
"Ah, fis-je en me tournant vers la cheftaine. Alors, il va falloir être plus clair, parce que moi, je n'ai rien compris."
La directrice eut une réaction bizarre ; elle hésita. Faillit dire quelque chose, se ravisa, se tassa dans son fauteuil, se redressa. Scruta mon visage. Je compris qu'elle essayait de déceler si je me foutais de sa gueule. Elle dut conclure que non, prit son souffle et tenta de s'expliquer. Son discours fut encore plus confus que le précédent. Ses phrases n'étaient même plus achevées. Elle opta bien vite pour un autre genre d'arguments : N. avait parfaitement compris, elle ; étais-je particulièrement obtus ?
"Non, la coupai-je sinon ça aurait durer cent-sept ans. Mais elle était là avant moi, et visiblement, vous avez été plus claire avec elle. Je ne sais toujours pas de quoi il est question. J'ai compris que vous vouliez qu'on arrête quelque chose, mais vous n'avez toujours pas dit quoi."
Elle me fixa, furibarde, se contenant à peine, entre les larmes et l'orgasme (ou ce qui en tient lieu pour ce genre de personnes) et lâcha enfin la sentence : "Eh bien, mais, tous vos petits bisoux, il faut que ça cesse. C'est une école, ici. C'est fait pour travailler. Et vous gênez les autres."
Je faillis éclater de rire, mais un vieux réflexe conditionné de crainte et de respect programmé l'étouffa dans ma gorge (je l'ai éradiqué depuis, ce réflexe ; ça ne sert strictement à rien). Je ravalai un peu de bile, me levai après avoir jeté un regard dégoûté à la pauvre folle, tendis la main à N. en commençant à me tourner vers la porte du bureau.
N. ne bougea pas. Elle restait immobile, muette, le regard figé sur quelque chose, par terre. Et, dans ma mémoire, elle y est encore, pour l'éternité. Elle avait 20 ans, moi 23. Nous étions en 1991, dans une démocratie républicaine. Il va de soi, je le précise au cas où, que nous ne nous étions jamais roulé d'énormes pelles baveuses dans la cour de cette école, bien qu'elle fût destinée à l'étude des langues ; tout au plus nous étions-nous bécotés le museau à l'occasion d'un croisement dans les couloirs ou dans le jardin, entre deux cours. Quel crétin coincé du rectum nous avait-il dénoncés ? Un camarade ? Un professeur ? Une caméra de surveillance des bonnes mœurs ? La question, à vrai dire, ne méritait pas qu'on lui consacre deux neurones et demie.
Je me trompai.
Le surlendemain, N. préféra me quitter plutôt que d'avoir à affronter la pression sociale instaurée par la petite Fuhrër (de vivre en faisant chier autrui). Quant à la sous-directrice, elle ne me regarda plus jamais en face pendant le long dernier mois long de cette formation insondablement inutile. J'affichai un air de souverain mépris jusqu'à la fin de cette lamentable torture, me promettant de ne plus jamais me mettre en position de subir ce genre de stupidités.
Je n'ai, hélas, réussi qu'à moitié.

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