lundi 3 septembre 2012

Vendez-nous notre pain quotidien



Un dimanche de mon enfance, mes parents décidèrent de m'inculquer un certain sens de la responsabilité vis-à-vis de l'argent. Je devais avoir sept ou huit ans ; ils me confièrent la mission d'aller acheter le petit déjeuner familial à la boulangerie du village et me donnèrent un billet de 50 francs, ce qui faisait beaucoup pour l'époque (1974) et pour un petit garçon.

Les joues rouges, je traversai le village en serrant le billet dans mon poing, craignant - j'ai oublié pourquoi - de le mettre dans une poche. J'atteignis la boutique sain et sauf ; je n'étais pas pour autant au bout de mes peines. Dimanche matin, la file d'attente débordait sur le trottoir. Prêt à subir toute sorte de vilenies de la part de ces adultes sournois qui voulaient tous me prendre mon tour, je me mis à attendre.
La patience, déjà, n'était pas mon fort. Mais la mission était de la plus haute importance et je voulais mon croissant, qui serait le premier que j'eusse acheté moi-même. Et je voulais savoir s'il aurait un goût différent. Bientôt, je me trouvai à deux personnes du comptoir promis. La foule s'était organisée elle-même en deux colonnes, une devant chaque membre du couple boulanger. J'ouvrais lentement la main pour préparer le billet qui allait me permettre d'accéder au paradis des adultes responsables, ceux qui font leurs courses eux-mêmes ; et je répétais mentalement la phrase magique "Une baguette et quatre croissants, s'il vous plaît !" J'étais d'ailleurs terrorisé à l'idée d'oublier le "s'il vous plaît", et je gardais les yeux braqués sur la boulangère pour bien me rappeler que je devais lui dire "Bonjour madame" et non "Bonjour monsieur", ce qui m'aurait certainement tué de honte, car je croyais que le ridicule tue (ce qui est une croyance ridicule, or je n'en étais pas mort ; j'aurais donc dû en conclure que c'était un mensonge, mais la logique, quand on a sept ans...)
La cliente qui restait encore devant moi passa une commande fort complexe, ce qui porta mon angoisse à son comble. C'est alors que je me sentis observé. Le cœur tout déboulonné, je me mis à chercher frénétiquement l'origine de cette sensation désagréable, tout pétri de trouille à l'idée de croiser un regard étranger, mais prêt à en courir le risque. Il ne me fallut pas longtemps pour trouver.
Dans l'autre file, à côté de moi, me dominant à peine malgré ma petite taille, un petit vieillard à casquette fixait le billet de 50 francs que mes doigts trituraient. Plus encore, il le comptait littéralement et le recomptait du bout des yeux. Sa respiration fatiguée prenait un rythme de monnaie sonnante et trébuchante. Son dos se voûtait encore plus pour compenser sa myopie. Ce n'était pas moi qu'il regardait mais j'aurais bien voulu disparaître.
Le contact fut rompu lorsque sa file à lui avança et qu'il se retrouva au comptoir. Le petit vieillard ouvrit la main, qu'il avait jusque-là tenue crispée comme un cep de vigne, puis du bout de l'index, il compta laborieusement les pièces de cinq et de dix centimes avec lesquelles il allait payer sa demi-baguette.
Ce jour-là, j'ai donc eu l'intuition concrète, violente et indélébile que je vivais dans une société de classes que l'on pouvait reconnaître facilement ; celle des billets et celle des pièces jaunes. Plus tard, vers dix-huit ans je découvris celle des chéquiers, puis la consécration : les cartes de crédit.
Plus tard encore, en fréquentant des connards et des connasses de la Haute, j'appris qu'il existe une autre catégorie au-dessus, celle des gens qui n'ont jamais de fric sur eux parce que, non seulement ils estiment que tout leur est dû mais des esclaves le leur prouvent en permanence, leur léchant les bottes, les mains et d'autres organes sans relâche ni pudeur.
Marxiste à sept ans !

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