mardi 28 août 2012

A lire : ZEN CITY de Grégoire Hervier


 
Zen City 

de Grégoire Hervier

(aux éditions Au Diable vauvert)

Dominique Dubois n'est pas un héros ; la preuve, c'est vous. C'est le Français moyen, celui qui vote où on lui dit de le faire, proprement, sans faire de vagues. Mais comme il n'a pas la « chance » d'être le fils de quelqu'un de connu ou d'avoir un nom qui résonne dans l'inconscient collectif comme une formule magique, il n'a de fait aucun pouvoir. C'est un consommateur normal, prévisible, étudiable. Autant dire qu'il a vaguement conscience de s'ennuyer dans sa vie et d'être manipulé (oh, pas méchamment, bien sûr) par des forces qui le dépassent et que, d'ailleurs, il ne lui viendrait même pas à l'idée de combattre, puisqu'elles le défendent contre... d'autres forces. Il est donc comme tout le monde ; la preuve : c'est le héros du livre.

Un jour, tout de même, on lui propose de changer de carrière. En langage moderne - donc anglophile - cela s'appelle « saisir une opportunité », car le terme « occasion » n'est plus valable, puisqu'il implique une déchéance. En l'occurrence, il s'agit pour Dominique Dubois d'aller travailler et vivre dans une cité modèle, quelque part au cœur des Pyrénées. Zen City est un ensemble ultra-moderne où tout, sans exception, est à la pointe de la technologie commercialo-socio-quotidienne : le citoyen est pris en charge à tous les niveaux, même ceux qu'il ne contrôle pas consciemment. Ses goûts sont décortiqués, enregistrés, pré-programmés ; il est bichonné, saucissonné, récuré, statistifié... On lui glisse des micro-processeurs sous la peau pour ne pas le perdre dans les kilomètres de couloirs de la Carafe, l'immeuble high-tech tentaculaire où tout se joue. Quand il dort, il rêve même que la liberté est un sentiment qui l'étouffe ; jusqu'au jour où il s'aperçoit, consterné, que son ascenseur diffuse du Rage against the Machine en version costard-cravate-eau de Cologne. C'est là qu'il se révolte.
(Curieux symbole que l'ascenseur pour y faire éclore une révolte ; il y a quelques années, dans une firme de « communication », des employés découvrirent une stagiaire morte d'épuisement. Nul doute qu'aucun coupable n'a été désigné.)
Mais que peut signifier « se révolter » quand l'oppresseur est diffus, sans visage, impalpable et même pas conscient d'opprimer ? Cela signifie qu'il faut commencer par identifier l'adversaire, le décrire, l'identifier ; autrement dit, se mettre à penser politique, sans tomber dans les travers de ceux qui la font à la place des citoyens. En d'autres termes : se battre contre des moulins à vent virtuels actionnés par des pantins corporatistes dont la conscience tatouée appartient au plus offrant et qui se cachent derrière toutes sortes d'écrans.
Dominique Dubois est le fils spirituel de Winslow Smith et du N° 6 ; sans le savoir, il vit dans le monde de THX-1138 et d'Un Bonheur insoutenable, avec en plus une touche d'horreur impalpable ; à savoir que tous les ingrédients qui composent l'univers étouffant de Zen City existent bel et bien aujourd'hui. Même si certains n'en sont encore qu'au stade expérimental, la plupart sont là, à l'œuvre, sans le consentement des citoyens, prêts à servir et asservir.
Ecrit sous forme de blog puis de bon vieux journal-papier, le deuxième roman de Grégoire Hervier répète (après George Orwell, dont l'écrivain est un digne rejeton) que le totalitarisme n'est pas une idéologie politique ; c'est une fatalité inhérente à l'exercice de toutes les formes de pouvoir. A l'instar de quelques films actuels de plus en plus nombreux, notamment Louise-Michel, il pose cette question dérangeante : qui nous protège des errances de la démocratie ? Qui a le pouvoir de s'interposer entre les citoyens et les « élus », dont les décisions ne sont que le reflet des intérêts privés qu'ils défendent ? La sphère publique se réduit comme peau de chagrin ; bientôt nous n'aurons même plus la liberté de sauter les barrières pour éviter le péage ; une puce incrustée sous notre peau renseignera les encaisseurs, qui n'auront même pas besoin de se réveiller pour savoir où nous avons tenté de fuir. Zen City ouvre la voie de la dilution dans le néant civique, où nul ne saurait vivre sans tout réinventer. Tout ? Oui, même la démocratie.

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