vendredi 1 mars 2013

0. INTRODUCTION du chercheur

L'homme de douleurs, Maerten van Heemskerck, c. 1525















Chère lectrice, cher lecteur,
voici le résultat de mes tentatives pour résoudre l’une des nombreuses petites énigmes dont regorge l’Histoire. Il s’agissait de découvrir qui fut l’auteur du manuscrit Les Assiduités exemplaires, texte libertin anonyme datant du milieu du XVIIesiècle, dont on ne connaît que deux exemplaires : l’un dans l’enfer de la Bibliothèque mazarine ; l’autre dans les archives privées de la reine Christine de Suède ayant appartenu au baron von Bildt.
La première étape de ma recherche consistait à mettre la main sur un exemplaire, si possible original et le plus complet possible. Je commençai par le plus simple pour moi : aller à la Bibliothèque mazarine. Le conservateur revint de l’enfer, furieux et bouleversé : le manuscrit avait disparu ! Pire encore, en visant ses registres, il découvrit que la dernière consultation remontait à... 1918 ! Et le nom inscrit était à peine lisible. Il n’y avait aucun moyen de savoir quand le document avait été volé ; ce pouvait être à n’importe quel moment entre la fin de la première guerre mondiale et aujourd’hui. La mort dans l’âme, il me fallut abandonner cette piste.
La deuxième possibilité était de convaincre les descendants du baron von Bildt de me prêter leur exemplaire ou de me permettre de le consulter sur place, à Stockholm. Contactés par courrier, ils eurent l’obligeance de me répondre rapidement ; le manuscrit avait été découvert par le baron Carl en 1899, caché dans la doublure d’une serviette de cuir qui avait contenu une partie de la correspondance codée entre Christine de Suède et le cardinal Azzolino, écrite dans les années 1660. Le baron en avait fait une description sommaire alors qu’il préparait l’édition des lettres déchiffrées par ses soins ; le manuscrit était écrit en français clair. Il avait finalement décidé de ne pas le publier, « pour des raisons de décence et parce qu[’il] doutai[t] de son authenticité ». Fort poliment, les héritiers refusèrent de me laisser le consulter ; lorsque je les pressai un peu, ils m’avouèrent que le document avait en fait été vendu en 1975 à une bibliophile suisse, Sylviane Carelberg.
En lisant ce nom, j’avoue que je ressentis une sorte d’affolement. D’abord, parce que je savais, pour l’avoir lu dans une revue spécialisée, que la collectionneuse Sylviane Carelberg venait de mourir (à l’âge canonique de 107 ans) et que sa prodigieuse collection de livres rares allait être vendue aux enchères par son seul héritier encore vivant, un petit-neveu industriel qui ne s’intéressait pas à leur contenu. Mais surtout, parce que je fus soudain assailli d’une intuition terrifiante ! Je retournai, fébrile, à la Bibliothèque mazarine et me débrouillai pour revoir le registre de 1918. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de constater que le nom du consultant des Assiduités exemplaires pouvait fort bien se lire Sylviane Carnon ; or, c’était là le nom de jeune fille de Sylviane Carelberg !
Était-il possible qu’une enfant de quinze ans fût allée voler un manuscrit à la Bibliothèque mazarine pendant la guerre ? Pourquoi pas, après tout ? Si l’on y réfléchit un peu, c’est même la meilleure des couvertures. Qui irait la soupçonner ? Mais enfin, qui a pu la laisser consulter un livre de l’enfer, donc par définition interdit aux mineurs ? Fallait-il envisager la possibilité que Sylviane Carelberg eût paru plus que son âge ? Ou qu’elle eût séduit le conservateur de l’époque ? Sans doute était-elle précoce si elle s’intéressait déjà aux manuscrits libertins, mais tout de même, c’était troublant.
Ou bien encore : pour qui travaillait-elle ? L’infatigable découvreur de manuscrits que fut Frédéric Lachèvre ? L’hypothèse était absurde et blessante ; Lachèvre était honnête et travaillait en plein jour (même s’il le faisait « avec l’absence de méthode et le manque de rigueur qui le caractérisaient », pour citer Antoine Adam). Il était plus vraisemblable qu’elle travaillât contre lui. Mais alors, pour qui ? Elle-même ? Et à tout prendre : avait-elle réellement quinze ans en 1918 ? Comment en être sûr ?
C’était là un mystère passionnant que je ne pouvais résoudre. Sylviane Carelberg était morte, ainsi que tous les témoins ; son seul héritier ne me répondrait certainement pas. Je n’avais qu’une chose à faire : attendre la vente aux enchères et acheter le manuscrit des Assiduités exemplaires. Je travaillai d’arrache-pieds pendant les mois suivants, économisant le moindre centime. Et un jour, le miracle attendu arriva ! Il me coûta, à vrai dire, un peu plus que mes économies (je n'entrerai pas dans les détails, étant pudique) ; mais le jeu en valait la chandelle.
C’est ce qui me permet aujourd’hui d’en présenter la première version jamais publiée. Je l’ai voulue aussi complète que possible mais le travail concernant ce document étonnant ne fait que commencer. Il s’agit ici d’une sorte d’enquête criminelle ; bien que je puisse prétendre avoir formellement identifié l’auteur de ces pages, je ne vous le livrerai pas menottes au poignet, bien sûr. Après avoir suivi plusieurs pistes, j’ai eu le bonheur de trouver la preuve décisive quant à l’auteur de cette pasquinade(ainsi qu’on appelait alors les satires de mœurs). Comme dans une enquête, un coupable paraissait évident au premier abord mais la vérité se dissimulait dans les coulisses du spectacle. Les suspects étaient si nombreux, à vrai dire, que rien n’interdisait de penser qu’elle avait pu être écrite à plusieurs mains ; pourquoi pas au cours d’un atelier d’écriture un peu coquin ? On a les orgies que l’on peut.
Mais je m’avance. J’ai donc rassemblé, autour du document incriminé lui-même, toutes les traces qui en parlent directement ou non, discrètement ou non, vraisemblablement ou non. Les amateurs d’énigmes pourront s’en donner à cœur joie ; ceux d’histoire véridique seront peut-être plus déçus, rien ne prouvant que certains des documents que j’ai dénichés ne sont pas faux eux aussi, tout au moins apocryphes. Comme l’écrit Antoine Adam dans sa préface à L’histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin : « Enfin, et c’est là le plus grave, nous ne saurions dire si le texte actuel est ou n’est pas l’état primitif et authentique de l’ouvrage ».
Au contraire, si c’était là que résidait toute la beauté de la chose ? Car c’est ce dont parlent les Assiduités exemplaires : des désirs et des moyens de les réaliser, des passions et de leurs conséquences parfois terribles, des « amours libérées » (pour reprendre une expression qui apparaît quelquefois dans le manuscrit) et des prisons qui les détenaient, de la vérité et des armes qui permettent de la conquérir ou de la perdre. De s’y perdre ?

Alfred Boudry

PS : après mûre réflexion, j’ai fait le choix de regrouper les notes à chaque fin de chapitre. J’ai pensé qu’il ne fallait pas interrompre le discours de ces voix du passé1et les laisser s’épancher avec toute la fluidité d’un roman moderne, rapide et cinglant (j’en ai d’ailleurs modernisé le langage, afin d’éviter une surcharge de notes trop scolaires). Les lecteurs perdus ou curieux auront ainsi tout loisir de se reporter aux notes au fur et à mesure ; les autres auront peut-être la patience d'attendre la fin de l’intrigue et les liront ensuite comme une sorte d’enquête de détective où ils traqueront avec moi le serpent de la vérité ; on pourra aussi ne pas les lire et se faire sa propre opinion sur ce drame historique.
Afin de vous éviter de vous égarer, chère Ariane, cher Thésée, je vous transmets ce conseil toujours actuel de Gabriel Naudé (dans son Apologie pour les grands hommes...) : « La vérité historique, si tant est qu’elle existe, s’est cachée sous la sottise des ignorants, l’envie des passionnés, la folie des téméraires, l’aveuglement des intéressés, et sous une infinité d’opinions fabuleuses, étranges et ridicules. »
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1Le discours de ces voix du passé...
J’ai rassemblé tant d’exergues possibles pour l’ouvrage, aussi savoureuses l’une que l’autre, que je m’en voudrais de les gaspiller. Aussi ai-je eu l’envie de commencer cette enquête par une saynète qui permettra aux lecteurs et aux lectrices de se plonger dans l’ambiance de l’époque. Il est bon, je crois, de laisser la parole à ces grands esprits, qui ne se sont pas toujours bien rencontrés.

PÈRE FRANÇOIS GARASSE — J’appelle impies et athéistes ceux qui sont plus avancés en malice ; qui ont l’impudence de proférer d’horribles blasphèmes contre Dieu ; qui commettent des brutalités abominables ; qui publient par sonnet leurs exécrables forfaits ; qui font de Paris une Gomorrhe ; qui font imprimer le Parnasse satyrique ; qui ont cet avantage malheureux qu’ils sont si dénaturés en leur façon de vivre qu’on n’oserait les réfuter de point en point, de peur d’enseigner leurs vices et faire rougir la blancheur du papier.
THÉOPHILE DE VIAU — La même façon de vivre qui s’appelait autrefois débauche, s’appelle aujourd’hui réformation.
PIERRE GASSENDI — Heureux temps où nous pouvions rire de la comédie que le monde entier joue, le sachant ou non !
BALTASAR GRACIÁN — Il vaut mieux ne rien faire que de s’occuper mal à propos.
PIERRE L'ARÉTIN — Qui ne se montre point ami des vices devient ennemi des hommes.
TRISTAN L’HERMITE — La Fable ne fera point éclater ici ses ornements avec pompe ; la Vérité s’y présentera seulement si mal habillée qu’on pourra dire qu’elle est toute nue.
CHARLES SOREL — Aussi je ne touche ce beau sein qu’en tremblant, mon souverain plaisir est de frétiller, je suis tout divin, je veux être toujours en mouvement, comme le ciel.
FRANCOIS DE LA MOTHE LE VAYER — Ma main est si généreuse, ou si libertine, qu’elle ne peut suivre que le seul caprice de mes fantaisies ; et cela avec une licence si indépendante et si affranchie, qu’elle fait gloire de n’avoir aucune visée, qu’une naïve recherche des vérités ou vraisemblances naturelles, ni plus important objet, que ma propre satisfaction.
PERE JEAN-JOSEPH SURIN — Pour être aimé et caressé de Dieu, il faut, soit beaucoup souffrir intérieurement, soit maltraiter son corps.
L’ANONYME DE L’ÉCOLE DES FILLES — Tu dois savoir que la principale cause de l’amour, c’est le plaisir du corps, et sans cela il n’y aurait point d’amour.
PIERRE CHARRON — C’est une science divine et bien ardue que de savoir jouir loyalement de son être.
SAINT-ÉVREMOND — Si j’avais à me marier j’épouserais volontiers une personne d’une autre religion que la mienne. Je craindrais qu’une catholique, se croyant sûre de posséder son mari en l’autre vie, ne s’avisât de vouloir jouir d’un galant en celle-ci.
ANTOINE FURETIÈRE — Le libertinage des femmes est grand dans ce siècle, pour dire, leur coquetterie.
CHARLES SOREL — Quelques dames qui avaient encore gardé leur pudeur la laissèrent échapper, se conformant aux autres qu’elles se donnaient pour exemple ; si bien qu’elles s’en retournèrent pas aussi chastes qu’elles étaient venues.
SAVINIEN DE CYRANO — Un peu d’encens brûlé rajuste bien des choses.
SAINT-ÉVREMOND — Pour moi, qui ai toujours vécu à l’aventure, il me suffira de mourir de même. Puisque la prudence a eu si peu de part aux actions de ma vie, il me fâcherait qu’elle se mêlât d’en régler la fin.
THÉOPHILE DE VIAU — Il faut écrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle ; leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux.

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