mardi 1 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 10

10

Le retour à la bagnole fut un vrai calvaire. Une fois assis, crevant de chaud, il dut attendre un quart d'heure que sa cheville se calme. Ensuite, pour rouler, il fit appel à d'anciennes leçons de conduite rallye, évitant le plus possible de se servir de la pédale d'embrayage.
Comme il avait plus que soif, il s'arrêta à l'unique bistrot des Martelles pour écluser un demi qui lui fila le vertige (ce n'était pourtant qu'une Amstel). Puis, voyant des tables sous une tonnelle et des gens qui finissaient de manger, il demanda au bistrotier s'il pouvait encore becqueter. Celui-ci accepta, bien que la patronne fût déjà partie.

Semántico n'était guère plus avancé. Le rouquin (il avait oublié de lui demander son nom) lui avait simplement confirmé que les patrons de la TOUM avaient bien manigancé le coup et qu'ils n'étaient pas « méchants », à part le fait qu'ils avaient poussé un adolescent au suicide. Il ne savait toujours pas qui était Céleste. Il n'avait aucun moyen d'aborder de front les huiles de la TOUM sans se retrouver en cabane en deux coups de cuillères à pot. De vin, évidemment.

Ayant fini son plat du jour (une escalope plus ou moins milanaise, aux carottes, aux courgettes, à la crème fraîche et au parmesan), il but un autre demi et demanda si on pouvait lui amener le téléphone à sa table, rapport à sa cheville abîmée. Le patron rechigna pour la forme mais exécuta quand même les torsions de fil nécessaires à l'opération. Semántico sortit les deux bouts de papelard qu'il avait glanés la veille.

Mirabelle répondit tout de suite.

Oui ? C'est qui ?
C'est, euh... Raphaël.
Ah, salut. J'allais justement éteindre mon portable.
Je vous dérange ?
Non, c'est l'heure de ma sieste ; je reprends à six heures et quart.
Désolé. Je n'ai qu'une petite question à vous poser.
Rien qu'une ?
Oui, je n'ai encore rien découvert de décisif. J'aurais voulu savoir à quoi elle ressemble, Céleste ? J'ai oublié de vous demander de me la décrire.
Vous ne pourrez pas la rater, si vous la croisez.
Que voulez-vous dire ?
Que c'est une très très très jolie fille.
Jolie comment ? Plus que vous ?
Oh, un compliment voilé ; merci. Je veux dire qu'elle est carrément hors catégorie. Mettez-la dans un défilé de Miss France et les autres pourront aller se rhabiller. Sans jeu de mots.
Ah bon ? Et vous pourriez me la décrire quand même ?
Un peu plus grande que la moyenne, svelte mais pas maigre, de longs cheveux châtain ondulés naturellement, les yeux noisette, la peau pâle légèrement tachetée de son ; elle est gauchère, et on lui donne ce qu'on veut entre dix-huit et trente ans. À mon avis, elle ne le rendra pas.

Semántico resta muet un instant.

Mirabelle ? Si vous ne savez pas quoi faire en sortant de vos études, peut-être que je pourrais... envisager d'avoir une assistante. Pendant quelques temps. À l'essai. Pour voir.

Il ne savait pas du tout pourquoi il disait ça, ou peut-être qu'il le savait très bien. Sa cheville le lança d'un coup, lui rappelant que l'année prochaine était celle qui précédait la quarantaine. À l'autre bout du fil, Mirabelle rigolait.

Vous êtes gentil... Raphaël. Mais après mes études de cinéma, j'ai bien l'intention de faire des films.
Je suis sûr qu'ils seront très beaux. Bon. Et vous, vous n'avez rien découvert sur Céleste ?
Je n'ai pas eu le temps de chercher. Tiens, au fait, si je veux vous appeler, je dois faire ce numéro ?
Non, c'est celui d'un bistrot. Mais vous pouvez laisser un message à l'hôtel Novaritch.
D'accord. Je ne travaille pas mercredi soir ; je vous ferai visiter la ville.

Ce n'était même pas une question. Semántico regarda le combiné, une petite boule dans la gorge. Ils raccrochèrent en même temps.

D'un seul coup, Semántico se rappela qu'il s'était présenté à elle sous le nom de Ralph, pas Raphaël. Pourquoi n'avait-elle pas relevé l'erreur ? Quoique... Elle avait prononcé ce prénom avec un petit sourire parfaitement audible.

Une fois redescendu de son petit nuage, Semántico appela Sean. Un bruit de foule en délire lui inonda les oreilles, saturé de tam-tams et de coups de sifflets.

Ouais ? hurla la voix de Sean.
C'est Ralph, dit Semántico en faisant un effort pour ne pas hurler, lui aussi.
Ralph, c'est toi ? Je ne connais pas ce numéro. Écoute, je t'entends pas, là, mais je me doute que c'est toi. Alors, la situation ici, c'est pas terrible. On est nombreux, peut-être la moitié des lycéens de la ville, mais il y a encore plus de flics et de CRS. Du coup, on fait du bruit. Au début, on a voulu faire cérémonie silencieuse, mais ces connards nous gueulaient à chaque fois d'évacuer avant la fin de la minute de la silence. On a essayé trois fois de la mener jusqu'au bout, mais rien à faire. J'en ai même vu un que ça faisait marrer. Je te jure, j'ai des envies de cocktail Molotov. C'est toi qui avais raison, je crois. Il va falloir que...

Semántico essayait vainement de l'interrompre. Il entendit soudain un énorme bruit sec, peut-être un fumigène qui claque.

Fuck ! cria Sean. Gotta go, mate ! They've just...

La communication fut coupée.

Il raccrocha et se demanda si cela valait la peine d'aller en ville tout de suite. Franchement, il ne voyait pas bien ce qu'il pourrait faire, à part donner un cours accéléré de DCA (désobéissance civile absolue). Il eut alors une autre idée ; pas du genre qui lui plaisait outre mesure, mais sa cheville le gonflait et il n'avancerait pas tant qu'il n'avait pas le nom de la gamine. Il ne pouvait tout de même pas espérer tomber sur elle par hasard dans la rue, même si Montchauvier n'était pas aussi grand que Paris et si la description par Mirabelle valait tous les portraits robot.

Il se leva pour aller payer sa note, donna un billet largement au-dessus du montant et fit signe de garder la monnaie.

Vous devriez vous reposer, lui dit le patron. Si ça enfle, vous ne pourrez plus du tout marcher.
C'est ce que j'ai l'intention de faire tout l'après-midi, figurez-vous. Savez-vous où se trouve le siège du Midi libéré ?
Ouh là ! C'est de l'autre côté de la ville, vers le sud. D'ici, ça vous fait une trotte, une bonne heure à y aller. De toute façon, c'est dimanche, ils ne seront pas ouverts.

Eh merde !

Si je peux me permettre... C'est pour consulter leurs archives ?
Oui, répondit Semántico. Pourquoi ? Vous avez gardé tous leurs numéros ?
Moi, non, dit le patron en riant. Encore qu'à mon avis, il y a dans le village quelques petits vieux qui doivent tous les avoir depuis la guerre. Non, ce que je voulais dire, c'est que leurs archives, elles sont consultables en ligne, maintenant. Ils ont fait assez de bruit pour qu'on le sache.
Ah bon ? Mais je ne sais pas si je peux faire ça depuis mon hôtel.
J'ai un poste connecté, ici.
 
D'un coup de menton, le bistrot montra un coin de la salle caché par un rideau. Sortant de derrière son comptoir, il traversa la salle et écarta la toile, révélant un ordinateur sur un meuble à roulettes, le tout flanqué de l'immanquable adolescent affublé d'un casque et qui jouait à une version moderne et solitaire de Pan-t'es-mort ! Le patron lui flanqua une petite tape sur l'épaule.

T'as pas des devoirs à faire ? J'ai un client qui doit consulter. Allez, file ! Va jouer dehors, plutôt, tu vois pas qu'il y a du soleil ? Ça t'évitera de te prendre pour un vampire, comme ta sœur.

Pendant que le gosse sauvegardait sa partie, le patron fit signe à Semántico qu'il pouvait venir s'installer. Quand il sortit de la salle, l'adolescent lui jeta un regard noir. Ce conflit de générations-là n'était pas près d'être réglé.

Il fallut presque une heure à Semántico pour comprendre comment fonctionnait le moteur de recherches du Midi libéré. Il était tellement mal foutu qu'il fallait retomber au stade de l'autisme pour s'en servir ; pas du tout user-friendly, comme ils disent. Mais Semántico était coriace et il ne lâcha pas le morceau avant d'avoir trouvé.

Ce qu'il lui fallait, c'était des images de la clique TOUM, du genre sorties en famille, inaugurations, pince-fesses, etc. Il était presque six heures du soir (le café avait commencé à se remplir) quand Semántico tomba enfin sur une photo vieille de huit ou neuf ans, où tous les dirigeants du projet posaient pour l'inauguration de la Ligne 1, chacun avec sa petite famille en bandoulière. Une légende bordélique indiquait qui était qui, à condition de savoir lire le sanskrit période bleue.

En fait, le prénom Céleste n'y figurait pas, mais le bras droit du grand manitou Cambacès, qui s'appelait Marcel Ollivion, tenait une femme par la taille et posait son autre main sur l'épaule d'une adolescente, que la légende présentait comme « Marcel Ollivion, sa future épouse, Mlle Pernenche, et sa fille ». Ainsi rédigée, la phrase ne permettait pas de savoir de qui la gamine était la fille. En tout cas, il n'y avait aucun doute qu'elle correspondait à la description de Céleste. Même à onze ou douze ans, elle avait déjà de quoi faire se retourner tous les pervers Pépères de la planète, ainsi que leurs fils. Pourtant Semántico trouva qu'elle avait l'air triste. Ou plutôt... vide. Son regard était creux comme celui d'une junkie en fin de cure de désintoxication.

Semántico aurait volontiers arraché la page du journal, en hommage à J.J. Gettys, mais ce n'était pas le moindre inconvénient de ces foutus ordis que d'être indéchirables. Avant de s'éjecter de l'espace virtuel, il consulta les Pages blanches, dans le vague espoir d'y trouver l'adresse de Marcel Ollivion. Evidemment, celui-ci était sur liste rouge. Mais en élargissant la recherche, il tomba sur une Lydia Pernenche-Ollivion, dont il mémorisa l'adresse : 5 place de la Counargue, et le numéro de téléphone.

Il décida qu'il rendrait la voiture dès ce soir ; pas la peine de s'encombrer. Quand il voulut payer sa consultation, le patron lui fit signe que ce n'était pas la peine.

À l'agence de location de la gare, Semántico fut soulagé de ne pas avoir affaire à la préposée du matin. Il paya en liquide et sortit aussi sec. Il avait hâte de se reposer un moment à l'hôtel avant d'aller voir du côté de la place de la Counargue, où qu'elle se trouve.

Au bout de quelques mètres, il s'aperçut que les gens le regardaient parfois bizarrement. Sans y faire attention, il avait gardé la branche de pin et s'appuyait dessus pour marcher. Une fois à l'hôtel, il demanda au réceptionniste si, par hasard, celui-ci n'aurait pas une béquille à lui prêter.

Je vais voir à la réserve ce que je peux trouver. Les gens oublient des tas de trucs dans les chambres. Vous ne pouvez pas imaginer.

Un moment plus tard, il frappait à la chambre de Semántico pour lui présenter trois cannes de types variés. Semántico écarta d'emblée celles qu'il trouvait moches, choisissant la noire avec un pommeau sphérique blanc. Quand le fils spirituel de Spirou fut parti, il se surprit à tirer sur le pommeau, puis à tenter de le dévisser, pour voir si ce n'était pas une canne-épée. Elle ne bougea pas d'un pouce.

Ouais. Faut pas rêver non plus, dit-il à voix haute.

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