samedi 5 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 14

14

Trois secondes après avoir tenu la porte à son patron officieux, la flique regarda sa montre. Son vague sourire torve avait largement disparu.

Ça nous fait deux heures à poireauter, fit-elle en s'adressant à son collègue. Qu'est-ce qu'on fait ?
Putain, mais j'y crois pas ! s'énerva instantanément le gorille. Il est chié, lui ! Comment je vais faire, moi, pour aller tout préparer avant six heures ?
Semántico carburait déjà du ciboulot. Il fallait qu'il trouve de quoi ils parlaient.

J'en sais rien, fit Martinez. Tu n'as qu'à y aller seul ; moi, je garde le bonhomme ici.

Lallemand n'avait pas l'air convaincu. À vrai dire, il jeta un coup d'œil curieux à Semántico avant de revenir à sa collègue.

C'est risqué. Je préfère qu'on soit deux. Et puis, tu ne vas pas le garder toute seule ? Il a une tête de vicieux.
Tu rigoles ? Que veux-tu qu'il arrive ? Et tu oublies que nous sommes plus de trente, dans ce commissariat.
Comment ça, trente ? Tu déconnes, ou quoi ? On n'est que douze, tu le sais très bien. Plus les deux stagiaires, mais ça ne fait pas le compte.
Ouais, je sais, mais ça fait longtemps que j'avais envie de la placer, celle-là.

Semántico était aussi paumé que le flic.

Ça sort de Terminator, fit la flique en se marrant. La scène où Arnold dit "Je reviendrai". Tu sais bien... Et après, il défonce l'entrée avec un pick-up truck, et il dégomme tous les mecs l'un après l'autre. Blam ! Blam ! Pschiuw ! Brata-tat-tat-klklkl !

Rien qu'à la façon qu'elle avait de rire, Semántico sut qu'elle et lui ne s'entendraient jamais, surtout en matière de cinoche.

Hé, mec, fit-elle en le regardant, lui. Tu savais que, l'an dernier, Terminator est entré au catalogue de la Bibliothèque du Congrès américain ?1 Ça veut dire que c'est un classique. Le pied !

Semántico s'abstint soigneusement de répondre.

Putain ! lâcha le flic en secouant la tête. Des fois, je me dis que les partenaires, il faudrait les tirer au sort.
Ça résoudra pas le problème.
Non, c'est clair, fit l'autre en se marrant. Bon, allez, on va y aller tous les trois. Toi (il pointa Semántico du doigt), on va te menotter. Estime-toi heureux, parce qu'au moindre souci, on te fout dans le coffre, avec un fusil à pompe dans le fion.

C'était on ne peut plus clair. Ce qui ne l'était pas, c'est qu'ils ne prirent pas leur troisième collègue en passant. Evidemment, ils ne pouvaient pas tous être dans la confidence ; en tout cas, leurs imitations du "patron" étaient parfaites. À mourir de rire.

Ils enfermèrent Semántico à l'arrière de leur bagnole banalisée, serrures bloquées, menotte au poignet droit passée dans la poignée de la portière. Martinez les conduisit hors de Montchauvier en un quart d'heure, prenant la direction de Largolles, vers l'est. Ils avaient mis la radio. Au flash de 16 heures, le journaleux invisible annonça, entre autres choses palpitantes (par exemple, que le président de la république avait généreusement décidé de ne pas réformer la Ve constitution, qu'il trouvait bonne pour son teint de chicorée à la crème de tartre), que le maire de Largolles, Jean-Jacques Borromino, inaugurait ce soir la nouvelle salle des fêtes, entièrement financée par sa ville, sans la moindre aide de la Communauté de communes. La cérémonie était prévue pour 19 heures, juste à côté de la mairie.

Tu es sûr que tu auras fini à temps ? lança la fliquette au flicard.
Ouais, ouais. Si tu te grouilles un peu, ça sera encore mieux.

Le code de la route fut largement bafoué dans les minutes qui suivirent. À Largolles, ils prirent des rues minuscules et se garèrent sur un trottoir, le long d'un mur aveugle, entre deux arbres. La rue était déserte.

Avant de sortir, Lallemand donna une dernière recommandation à sa collègue.

Surveille-le bien, hein ? C'est un vicelard, moi, je dis.
T'inquiète. Je le tiens à l'œil. Tu penses en avoir pour combien de temps, en gros ?
Difficile à dire. Au moins trois quarts d'heure. Peut-être plus.
N'oublie pas qu'on doit être à la gare à 17 heures 28, pour lui, là.
Si on rate le train, on n'aura qu'à le garder avec nous jusqu'au suivant. Du moment qu'Ollivion n'est pas au courant...
Et qu'est-ce qu'on en fera, pendant tout ce temps ?
On n'aura qu'à l'emmener au cinéma.

Ils se regardèrent une seconde puis éclatèrent d'un rire gras qui flanqua des frissons à Semántico.

Une fois calmé, Lallemand referma sa portière, alla ouvrir le coffre, y farfouilla un moment puis s'éloigna, une lourde mallette à la main.

Deux minutes passèrent en silence. Personne ne semblait vouloir utiliser cette rue. Il n'y eut même pas un passage de voiture.

Semántico allait se décider à passer à l'action, quand la flique se pencha pour ouvrir la boîte à gants. Il vit briller un éclat doré, mais rien de plus.

J'ai pas rêvé, là, t'as bien essayé de t'enfuir ?

Semántico n'eut même pas le temps de se demander ce qu'elle voulait dire. Elle se retourna brusquement ; il ne parvint pas à esquiver complètement le coup-de-poing américain qu'elle lui envoya en plein visage. Il se cogna la tempe contre la vitre et sa tête rebondit vers l'intérieur de la voiture.

Pour éviter le second coup, il se laissa tomber sur sa gauche. Son oreille morfla.

J'aime pas les petits morveux dans ton genre ! beugla la tarée.

Semántico se recroquevilla entre son siège et le dossier du siège avant. Sa main gauche protégeait sa nuque. Le troisième coup lui écrasa un doigt et ripa sur son crâne. Il se mit à bouger dans tous les sens, mais la flique ne visait pas de point particulier ; elle cognait à répétition.

Moi, je dis, les petites merdes comme toi, faut les écraser à coups de talon !

Il n'y avait qu'un seul moyen de s'en sortir, mais pour ça, il devait encaisser quelques coups. Il se roula en boule, rentrant la tête au maximum sous le col de son blouson, enlevant sa main gauche qui risquait de se faire casser un doigt ou plus ; il allait en avoir besoin. La droite était menottée à la portière, dont la poignée n'avait pas cédé.

Il se mit simplement à compter les coups. La furibarde tapait méthodiquement, en marquant ses paroles, sans viser. Il suffisait de choper son rythme et de saisir une occasion, de trouver une fenêtre de lancement.

Un. Direct sur la nuque. Deux. Sur l'épaule droite. Trois. Sur l'omoplate. Quatre. Au milieu du dos.

C'était suffisant. Il n'y aurait pas de cinquième coup. Alors qu'elle tendait son bras en arrière pour frapper de nouveau, Semántico se détendit d'un bloc, comme un ressort, le crâne en avant ; comme une baleine qui sort de l'eau pour renverser la chaloupe de tueurs.

Le choc faillit lui faire perdre connaissance. Mais il avait visé juste ; pile à la pointe du menton, qui se trouvait au-dessus de lui. Pendant plusieurs minutes, Semántico n'arriva pas à faire la mise au point. Il savait qu'elle était étendue pour le compte, parce qu'elle ne frappait plus. Mais il fallait qu'il se grouille avant qu'elle ne sorte des vappes. Encore que le KO pouvait durer longtemps, s'il avait été bien placé.

Quand il put enfin ouvrir les yeux sans avoir l'impression qu'on lui versait du vinaigre sur les paupières, il se pencha par-dessus les sièges avant, fouilla les poches de la flique, déverrouilla ses menottes et les lui mit à elle. Il lui passa un bras à l'intérieur du volant, lui tordant l'autre derrière la nuque pour les attacher ensemble au-dessus des coudes, après une boucle autour de la colonne de direction. Deux ou trois craquements se firent entendre, ce qui ne lui tira pas la moindre larme. Il songea un instant à laisser le poing américain, mais il y avait son sang dessus, ainsi que quelques cheveux collés ; donc, sa signature. Il l'arracha et le mit dans une de ses poches. Il le balancerait plus tard dans une bouche d'égout. Avant de sortir de la caisse, il enfonça posément la balle de .38 trouvée chez Ernesto (et essuyée) dans l'oreille droite de la tarée.

De la part d'un pote, dit-il simplement.

La rue était toujours calme ; personne ne regardait, avec l'air de se demander si c'était un téléfilm ou un happening théâtral. Semántico enjamba les dossiers et sortit de la bagnole. Comme son adrénaline commençait déjà à rechuter, il sentit plusieurs sources de douleur se manifester. Il était possible qu'il ait une épaule luxée. Peut-être pire.

Il s'éloigna rapidement et tenta de prendre des repères. La ruelle débouchait dans une rue résidentielle, sans rien de distinctif. Il marcha encore, croisant une vieille dame à chienchien qui le regarda avec des yeux ronds.

La mairie, s'il vous plaît ? lui demanda-t-il en faisant un effort considérable.

La dame lui montra simplement une des deux extrémités de la rue. C'était tout ce dont il avait besoin pour l'instant.

Après encore deux ou trois coins de rue, il aperçut l'immanquable bâtiment officiel, avec son drapeau et son mauvais goût architectural sélectionné sur concours international et financé par les deniers publics. Il y avait un peu d'activité sur la place mais pas tant que ça. Il avisa un groupe de cabines téléphoniques, y alla d'une démarche à peu près normale et entra dans celle qui tournait le dos à la mairie.

Serrant les dents à cause d'un vertige, il composa le numéro de Lydia Pernenche. Elle ne décrocha qu'à la septième sonnerie ; Semántico avait failli s'endormir.

Oui ?
Allô ? c'est...

Il ne savait plus quel pseudo il lui avait donné. C'était trop con. Pourtant, il venait de se souvenir parfaitement de son numéro de téléphone.

C'est vous, monsieur Morane ?
Oui ! Il faut que...
Qu'est-ce que vous voulez, encore ?
Ils vont piéger Borromino ce soir, pendant l'inauguration de... je sais plus quoi. À Largolles, dans sa mairie.
Oui, la salle des fêtes, je suis au courant. Comment comptent-ils le piéger ?
Je n'en sais rien. J'ai pas les détails. Mais ils sont en train de tout mettre en place, maintenant, en ce moment même. Si vous vous y prenez bien, vous pouvez les choper la main dans le sac. Les deux hommes de main s'appellent Lallemand et Martinez. Vous en trouverez un coincé dans une bagnole, dans une rue, pas loin de la mairie... L'autre est dans la mairie même, en train de...
Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Vous le savez parfaitement, Lydia. Ne me racontez pas d'histoire. Et à vous non plus.
Je ne sais pas si je vais le faire, M. Morane. Les gens comme vous devraient être éradiqués. Ou alors, plus nombreux, je ne sais pas.
Merde ! Appelez Borromino tout de suite.
Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai son numéro de portable ?
Arrêtez de me prendre pour un con ! Les poules dans votre genre, c'est comme la France : ça râle tout le temps, mais en réalité, tout ce que ça sait faire, c'est changer de bord.

Et il raccrocha, parce qu'elle perdait du temps.

Il n'attendit pas pour voir les flics municipaux arrêter leurs collègues de la cité voisine. Un mini Watergate provincial remettrait certainement quelques pendulettes à l'heure.

Il trouva un taxi à la gare routière, qui le ramena à son hôtel après un passage dans une pharmacie pour y prendre quelques produits de première nécessité. Le réceptionniste lui tendit sa clé sans rien dire mais ses yeux n'en pensaient pas moins. Il n'y avait pas de message pour lui.

Une fois dans sa chambre, il se promit de ne pas y rester toute la nuit. Il comptait dormir une heure seulement, puis changer d'hôtel avant minuit. Il se répéta sept fois qu'il ne devait dormir qu'une heure, avant de s'endormir.

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1Authentique.

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