samedi 12 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 21

21

Dans son jardin, Cité des Fleurs, Ernesto s'occupait des siennes, quand le facteur s'arrêta devant le portillon. Ils se saluèrent de loin. Au moment de repartir sur sa pétrolette (sans la démarrer ; en la poussant, vu que la rue était interdite à la circulation), le facteur cria quelque chose qu'Ernesto n'entendit pas.



Son arrosoir vidé, il le plaça sous le robinet, l'ouvrant à moitié. Il savait qu'il aurait le temps d'aller chercher le courrier et de revenir avant que ce soit plein.

Hormis les cochonneries habituelles, il y avait une carte postale ; c'est ce que le facteur avait dû lui signaler. L'image représentait un village en montagne, sous un éclairage tellement avantageux qu'il ne pouvait qu'être retouché. Ce village, Ernesto eut d'emblée la sensation qu'il le connaissait bien ; pourtant, il avait en même temps la certitude qu'il n'y était jamais allé. S'arrêtant à mi-chemin, il retourna la carte, reconnaissant tout de suite l'écriture de son fils.

"Che, disait Semántico,
j'ai décidé de me prendre quelques semaines de vacances, avec une personne que je te présenterai plus tard. Elle a voulu connaître notre pays. Comme je ne peux pas lui présenter Maman, j'ai choisi d'aller enfin voir le village qui lui a valu son prénom. Je ne savais pas que c'était devenu si touristique. Ne t'inquiète pas, après, on va aller dans l'arrière-pays.
Où étais-tu le week-end dernier ? C'est bizarre que tu ne m'aies pas prévenu de ton départ. Je reviens dans une quinzaine. Si tu veux savoir où j'étais cette semaine, lis le France-Nuit d'hier ; pages provinciales, Montchauvier.
Sem."

Ernesto hocha la tête plusieurs fois, avant de s'apercevoir que l'arrosoir, là-bas, débordait doucement. Il se dépêcha d'aller couper l'eau, finit d'arroser les pétunias puis alla acheter le journal au kiosque de la rue Guy-Môquet.

En sirotant son café sur sa terrasse, il se disait que, en tant que détective privé, son fils aurait pu consacrer son temps libre à rechercher sa mère, plutôt que de protéger les veuves et les orphelins des autres. La dernière fois qu'il avait essayé de lui en parler, Semántico s'était un peu énervé ; à sa manière : calme et froide.

Che, avait-il dit ; je m'en occuperai quand j'aurai quarante ans. Ne me demande pas pourquoi ; c'est comme ça. Pour l'instant, j'ai ma jeunesse à vivre.

Ernesto avait été sidéré par cette réponse tout droit sortie d'un film. En tout cas, il n'avait plus jamais abordé le sujet. Son fils aurait quarante ans un jour. Plus tard.

Sans s'en apercevoir, il s'éventait avec la carte postale. Dans le silence grésillant de la rue, il entendit le portail du voisin s'ouvrir puis se fermer ; quelques secondes plus tard, ledit voisin passait devant sans le saluer. Ernesto avait compris depuis longtemps qu'on lui faisait ainsi savoir qu'il n'était pas à sa place. Sa maisonnette, en plein cœur de Paris, avait appartenu à la famille de sa femme ; il n'en était que l'occupant.

L'ancien paraguayen d'origine basque, réfugié en France en 1969 et naturalisé onze ans plus tard, n'arrivait pas à savoir s'il était content ou non que son fils soit absent ; dans le cas inverse, Ernesto aurait dû lui expliquer pourquoi il avait été absent, lui aussi, le week-end dernier.

À près de soixante-cinq ans, Ernesto devenait casanier. Quitter la villa lui coûtait à chaque fois de plus en plus de fatigue, tant physique que morale. Sa Norton 500 montrait des signes manifestes d'épuisement ; la réparer exigeait désormais des trésors d'inventivité et de débrouillardise qui le minaient littéralement, et qui coûtaient de plus en plus cher. Il redoutait le jour fatal où la Maravilla rendrait l'âme. Avait-elle franchi le million de kilomètres, comme il le pensait ? Il y avait longtemps que le compteur était naze.

Tout bien réfléchi, Ernesto Goya préférait que Semántico ne soit pas là pour écouter son histoire. Comment il avait joué au détective amateur ; comment il avait perdu une semaine (et pas mal d'argent, aussi) à tenter de repérer dans Paris une femme prénommée Aïnhoa, présumée ancien membre de l'ETA. L'Express avait publié un portrait d'elle et de quelques autres "suspects" dans un article sur le "problème" du "terrorisme" en France. La photo en regard du simple prénom était aussi floue que les éléments biographiques fournis par le journaliste.

Ernesto s'était donné des gifles, littéralement, après avoir lu l'article. Ça ne pouvait pas être elle, lui disait la part raisonnable de son cerveau, laquelle ne faisait pas le poids face à son adversaire irrationnel. Au moins, il n'en avait pas parlé à Sem. Celui-ci ne pourrait pas être déçu par ce qu'il ignorait. Sauf que... Sauf que Sem lui avait écrit depuis le pays basque. Il n'oubliait pas sa mère.

Ernesto restait debout sur sa terrasse, regardant ses jardinières, la carte postale coincée entre deux doigts, les bras ballants. Il n'arrivait pas à savoir ce qui était le mieux, en fin de compte : que Semántico oublie la disparition de sa mère en 2002 ; ou qu'il ne l'oublie pas.

FIN

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La ville évoquée dans ces pages est plus ou moins imaginaire, ainsi que les événements et les personnalités ; par contre, toutes les anecdotes rapportant des agissements policiers sont authentiques.

La chanson Trois morts, dont un extrait figure au chapitre 20, est de Yéti, et se trouve sur son album Le Cri du Poisson. Grand merci à elle, ainsi qu'aux autres « montchauvins » : Anne-Philippe B., Isabelle T., Julia M., Marit, Dario, Luc, François et les autres petits cochons ; Poppy, Edwin et Graham, et tous ceux qui passent dans le fond.

Merci à Didier, à l'Emmerdeur et à l'Homme qui aimait les femmes.

Le tanka est du troubadour Fardel ; enfin, les deux extraits de poèmes attribués à Albertine Mauresque sont d'Albertine Sarrazin, à qui je dois une demi-vie.

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Et si vous souhaitez connaître la suite des aventures du démystificateur basque Semantico Goya, je vous encourage à laisser un commentaire. Merci à vous.

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