vendredi 4 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 13

13

Au réveil, il songeait très fort à Mirabelle. Pour l'oublier, il prit une douche tiède. Le temps de sécher, il se massa la cheville et décida de ne pas prendre la canne aujourd'hui. Il aurait bien voulu que Muryel soit là pour s'occuper de lui, vu qu'il n'y connaissait rien et qu'elle aurait sans doute su quoi faire. Non seulement elle n'était pas là mais elle n'avait aucune raison de savoir où il était ; elle ne pouvait pas le trouver. Et elle n'était même pas sa petite amie. Il s'efforça de la chasser de son esprit, elle aussi.
Il n'arriverait pas à gamberger avant d'avoir bu un double café. La salle de l'hôtel le déprima instantanément, avec ses deux personnes seules qui lisaient le journal. Il sortit et retourna au PMU en face de la gare. En attendant qu'on lui serve son café et ses croissants, il dut résister à l'impulsion de sauter dans le premier train pour Paris. Puis il se dit que cette pensée ne lui ressemblait pas, et c'était la deuxième fois en quelques heures qu'il pensait ça, ce qui ne lui ressemblait toujours pas.

Après le café, ça allait mieux. Du téléphone du bar, il appela Mirabelle et tomba sur son répondeur. Il l'invita à le rejoindre à la librairie-salon de thé du Bras-de-Fer, à dix-sept heures, mercredi, si elle pouvait, et s'ils ne se voyaient pas avant.

Enfin, Semántico décida de prendre le taureau par les couilles ; il paya et se rua hors du café, bien déterminé à...

Un type baraqué avec une gueule de flic moulée à la louche le bouscula en souriant ; il y en avait un autre, deux pas en arrière, qui regardait la pointe de ses souliers. Semántico aurait juré qu'ils portaient des brassards marqués Mafia mais, après vérification, le mot était orthographié un peu différemment : p. o. l. i. c. e. (qui devait être l'acronyme de Pouvoir Occulte Lié Inopinément au Chef de l'État). Quand le deuxième flic releva un peu la tête, Semántico s'aperçut que c'était une fliquette. Elle faisait bien dans les 1 mètre 80 et 75 kilos.

Vous êtes pressé, monsieur ? fit celui qui l'avait bousculé.
Ça dépend. Vous avez l'intention de bloquer l'entrée jusqu'au prochain changement de municipalité ?

Le flic échangea un sourire amusé avec sa collègue, qui pinça les lèvres.

Il s'agit seulement d'un contrôle d'identité, monsieur. Simple routine, monsieur.

Semántico regarda quelques mètres derrière les deux clowns sans pif rouge ; une voiture banalisée était arrêtée à cheval sur le trottoir, avec le clown n° 3 de circonstance, appuyé à la portière. Le moteur tournait ; merci, la couche d'ozone.

Il s'était laissé piéger comme un bleu ; ils allaient décréter que ses papiers étaient faux (ce qui était vrai) et ils allaient l'embarquer comme une fleur pour le mettre au frais un bout de temps. Il ne pouvait même pas espérer courir. On était en plein jour ; il y avait peu de chances pour que le tenancier du bistrot sorte un fusil à pompe et lui donne un coup de main.

Mes papiers, hein ? dit-il en sortant son portefeuille. Mais comment donc !

Il en sortit son permis de conduire, celui qu'il avait utilisé pour louer la bagnole.

Méchant-flic le prit à deux mains, y jeta à peine un coup d'œil, puis il écarta les pouces d'un coup sec, déchirant le carton rose en deux.

Oh, mais c'est qu'il est endommagé. Il va falloir le changer, hein ? Et en plus, monsieur, il y a comme qui dirait un petit problème. Il va falloir nous suivre au poste, hein, Monsieur... Morane ?

Semántico haussa les épaules. Encore un permis qu'il ne reverrait jamais. Ce qui ne deviendrait un problème que s'il ne revoyait jamais Ernesto non plus. C'est cette pensée qui l'attrista, plus que l'idée de perdre la journée chez les pandores. Ceux-ci le flanquèrent, sans le toucher, et l'escortèrent vers leur voiture, dont la portière arrière était tenue grande ouverte par n° 3.

Ils remontèrent la rue Taguelongue, mordant sur les rails de tram. Sans mettre la sirène, toutefois. Ensuite, ils traversèrent la place de la Parodie, à cinq à l'heure, donnant parfois de petits coups d'accélérateur merdouilleux pour chasser les pigeons, les gosses et les vieilles dames à cabas.

Pourquoi vous n'installez pas un chasse-bœufs ? fit Semántico sur un ton tout ce qu'il y avait de plus sérieux.

Aucun des trois gougnafiers ne releva. Il n'était même pas sûr qu'ils aient compris, ou qu'ils sachent ce qu'est un chasse-bœufs. Une fois dans le poste, ils ne lui firent passer aucune procédure d'enregistrement, ce qui avait ses avantages et ses inconvénients. Il ne laisserait pas de traces officielles, mais personne ne saurait qu'il était là, ou même qu'il y était passé. Puis ils l'emmenèrent directement dans une salle d'interrogatoire, où ils le laissèrent seul avec un gobelet en plastique plein de cendres froides et puantes, posé sur une table moche et flanquée de deux chaises dont une maternelle de banlieue n'aurait pas voulu. L'odeur dominante était infecte, comme toujours dans les comissariats, même neufs (c'est ça, le vrai mystère de la police).

Semántico avait les poèmes et les lettres d'Albertine Mauresque dans sa poche-revolver ; il n'était donc pas seul. Il dégaina et finit par tomber sur un quatrain à la résonance frappante :

Quelle cité quelle prison t'ont pris à moi
Pourquoi s'est-il perdu quelque part sur la terre
Un symbole magique et qui avait nom toi
Mon ennemi cher ennemi complémentaire

Au bout de deux heures, il se soulagea en partie dans l'immonde gobelet. Il relut ensuite certaines lettres particulièrement poignantes, à voix haute, pour tuer le temps et ses microbes insidieux. Il y avait notamment celle qu'elle avait écrite à son Zi-Lou-Lien de mari la veille de sa mort, et qui lui remua salement les tripes.

En fin de compte, il s'allongea le long d'un mur et, le livre en guise d'oreiller, piqua un roupillon. C'était bon pour sa cheville, de toute façon ; il n'avait presque plus mal.

La porte le réveilla en s'ouvrant. Le bœuf et la vache de ce matin entrèrent sans rien dire. Ils étaient accompagnés d'un troisième type, en costard-cravate celui-là, petit, gros et chauve ; autrement dit, un master-of-the-world.

Debout, glapit Méchant-flic.

Semántico se déplia lentement, pendant que Gentille-flic tirait une chaise de sous la table pour que l'huile puisse y poser son fondement princier. Le cravaté avait dans les cinquante berges, une calvitie en voie de déforestation massive, et une tronche à n'accepter que les chèques certifiés.

Assis, aboya Méchant-flic quand Semántico fut debout.

Semántico évita de gloser sur son esprit de contradiction et posa son cul personnel sur la deuxième et dernière chaise en bois dur.

M. Morane, attaqua le cravateux d'une voix de négociant en chaussures italiennes d'occasion, savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

Semántico se demanda alors si garder le silence pouvait lui permettre de soutirer des renseignements à celui qui paraissait être le chef de la tribu. C'était à tenter. Et ce serait meilleur pour le moral.

Il se tut longuement. La réponse tomba sur le téléscripteur du présentateur de JT manqué.

Parce que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas.

Tout en se demandant quelle règle présidait à l'accentuation légèrement hystérique de certaines syllabes, Semántico évita d'informer le politichien que se mêler de ce qui ne le regardait pas était ce qu'il faisait de mieux (à deux ou trois exceptions près).

Vous vous croyez malin ? reprit l'handicapé du cuir chevelu. Si vous voulez, nous pouvons vous faire inculper pour entrave à la justice.

Il ne faut jamais laisser passer l'occasion de faire une bonne reprise de volée. Dont acte.

Avec une commission rogatoire bidon, comme celle qui vous a permis de coffrer le fils Borromino ?

Ah, il parle ! fit le lissé du crâne avec un petit air triomphant et en jetant un regard en coin à l'un de ses sbires titularisés. C'est donc pour Borromino que vous travaillez !

Semántico ne dit rien. Il se contenta de baisser les yeux une seconde en regardant sur sa gauche. Cela devait suffire à faire croire qu'il se sentait démasqué. Le non-poilu avait certainement lu tout un tas de manuels de psychologie comportementale (donc, de manipulation) qui le conforteraient dans cette opinion.

Je le savais ! fit-il. C'était couru d'avance. Vous êtes donc un privé, engagé par un père éplo pour éclaircir la mort accidentelle de son fils. Mais c'est tout à fait naturel, voyons ! Il n'y a pas à vous cacher pour cela, M. Morane. Nul besoin de nous faire des cachotteries. Moi-même, j'aurais agi de la même manière, si ma fille avait été...

Il fit un geste bizarre de la main droite, difficile à interpréter. Semántico resta muet.

Aussi, M. Morane, reprit l'autre, je vais vous prouver que toute cette affaire n'est qu'un malencontreux incident. Une... comment dire ? Une farce. Oui, voilà : une farce qui a mal tourné. Et comme dans toutes les farces, il y a eu un dindon, qui a été plumé. C'est bien dommage, et même regrettable, mais que voulez-vous ? C'est le principe même de la farce.

Une farce tranquille, en quelque sorte.
Comment ?

Visiblement, le mal remplumé n'avait pas compris l'allusion de Semántico. Il ne prit même pas le temps d'essayer et enchaîna sans reprendre son souffle.

Nous n'allons rien vous faire, M. Morane. Nous allons même vous rendre vos faux papiers. Soit dit en passant, remarquable imitation ! Vous les faites vous-même ? Non ? Vous ne voulez pas répondre ? Bon, ce n'est pas grave, ce n'est pas grave du tout. Ecoutez, mes hommes vont vous mettre dans le premier TGV direct pour Lille. C'est le plus long trajet possible depuis Montchauvier. Si vous remettez les pieds dans notre ville, nous le saurons instantanément. Et cette fois, nous ne serons pas aussi indulgents. D'ailleurs, je tiens à préciser que nous prenons votre voyage en charge. Alors, nous sommes d'accord ?

Semántico se contenta de hausser les épaules.

Bien, fit Ollivion sur le ton d'un chef de bureau qui « clôture » une réunion (avec du fil de fer barbelé, évidemment).

Il se tourna vers Méchant-flic.

M. Lallemand ; vous et Mlle Martinez, vous allez donc conduire M. Morane, ici présent, au train pour Lille de 17 heures 28. Cela devrait le faire arriver là-bas vers 23 heures, et il ne pourra pas revenir avant le lendemain. Nous avons la paix jusqu'à demain midi garantie ; nous avons donc tout le temps nécessaire, et lui aura tout le temps de réfléchir aux conséquences de ce qu'il a fait. Vous vous assurerez que les portes se referment bien sur lui. Eh bien, c'est tout, je crois. Bonne journée, messieurs. Mademoiselle.

Il inclina le buste devant ladite demoiselle, qui mesurait bien trente centimètres de plus que lui. Elle lui tint la porte et la referma derrière lui.

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