mercredi 2 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 11

11

Après avoir dormi une heure, Semántico regarda le plan de la ville et sortit. Une fois au milieu de l'escalier, il dut revenir prendre la canne.

Dans la rue, il se sentait bizarre. Pas malade, mais mal à l'aise. Il préféra prendre les petites rues, quitte à se perdre un peu. Il savait que pour atteindre la place, il devait aller au sommet de la colline, le fameux mont chauve qui avait donné son nom à la ville. Il ne traversa pas la place de la Parodie.


Vingt minutes plus tard, il était sur la place de la Counargue, un brin essoufflé. C'était un rectangle d'une centaine de mètres de long sur une trentaine de large, orienté nord-sud. Côté nord, il y avait un square en demi-cercle avec des bancs autour d'une statue représentant deux griffons se faisant des mamours chimériques. Il se demanda brièvement si l'artiste avait poussé le vérisme jusqu'à doter ses bestioles d'attributs sexuels reconnaissables. La morale avait été préservée : il n'y avait rien à voir. Côté sud, par où il était arrivé, il y avait une terrasse de café-restaurant, le Comptoir de l'Arbalète.

Il marcha quelques minutes, pour repérer l'endroit. Le numéro 5 se trouvait du côté ouest, juste en face de l'Arbalète. C'était une grande porte cochère, qui devait correspondre à un ancien hôtel particulier. Il n'y avait pas de noms à la sonnette, seulement un digicode. Sur sa droite, la rue qui longeait le square plongeait abruptement pour dévaler la colline.

Semántico revint vers la terrasse du bar et s'installa de façon à voir la porte de l'immeuble. Il commanda une Affligem et s'apprêta à passer un moment, à jouer au type qui attend quelqu'un. Mais, alors que sa bière n'était pas encore arrivée, il crut apercevoir une silhouette familière.

À l'angle d'une ruelle qui aboutissait sur la place, côté sud, il y avait une curieuse sculpture en creux, une sorte de coquille saint-Jacques géante qui mordait dans un pan de bâtisse. Et dans ce creux, ce que Semántico voyait, c'était la moitié d'un costard bleu foncé, absolument identique à celui que portait le chauffeur de la mairesse cet après-midi. Malheureusement, le bonhomme était engoncé sous la coquille, et Semántico ne voyait pas son visage.

Ce n'était peut-être qu'une coïncidence, mais si c'était bien le chauffeur et qu'il avait suivi Semántico, il finirait fatalement par montrer le bout de son nez pour surveiller sa proie. Semántico décida donc de négliger la surveillance du numéro 5 pendant un moment pour fixer l'épaule du type en pensant très fort « Tourne-toi ! tourne-toi ! »

Une minute plus tard, la serveuse vint poser son Affligem et lui masqua un instant le coin de la rue à la coquille. Lorsqu'elle s'en alla, le costard bleu n'était plus là. Semántico hésita un peu à lui courir après, mais sa patte folle ne lui permettrait pas d'aller bien loin. Il se sentit con et frustré. Il faudrait qu'il soit prudent ce soir en rentrant à l'hôtel.

Sirotant sa bière, il reprit la surveillance du numéro 5. Comme la place était très calme (presque pas de voitures, un cyclo de temps à autre), il pouvait suivre distraitement trois ou quatre conversations en cours autour de lui. Une table parlait de cours et d'études de droit ; à une autre, ça discutait d'un festival de théâtre qui se déroulait en ce moment dans la ville ; à une troisième, on n'ouvrait la bouche que pour manger ou se dire des trucs d'ordre pratique ; à la quatrième, un trio de copains se cherchaient un avenir et, accessoirement, un moyen d'alpaguer une copine durable qui soit assez sympa pour accepter leurs copines jetables et faire le ménage chez eux tout en continuant à vivre chez elles.

Semántico regretta de ne pas être à un bon vieux café du commerce où il aurait fatalement eu droit à un discours politique qui lui aurait appris l'humeur du bon peuple ; ici, il n'avait droit qu'à la catégorie sociale qui avait élu les pouvoirs en place. Mais il n'avait pas eu le choix. Il s'aperçut d'ailleurs que l'Ambassade de Jersey avait pignon sur la place, ainsi que les Prud'hommes.

Il était là depuis une Affligem et demie quand la porte du numéro 5 s'ouvrit pour laisser sortit une femme dans la quarantaine, aux cheveux bruns frisottés, habillée en grande classe ; elle correspondait parfaitement, avec quelques années de plus et trente mètres de moins, à celle de la photo du journal. Elle s'éloigna rapidement, prenant la rue qui descendait. Semántico, la mort dans l'âme, dut abandonner sa bière, et traversa la place en claudiquant.

La femme descendait si vite qu'elle était déjà à mi-pente lorsqu'il arriva en haut de la rue. Au rythme où elle allait, il ne pourrait pas la suivre longtemps. Une fois assez loin du café, il cria : « Mme Pernenche ! »

La femme se retourna, sans vraiment s'arrêter de marcher.

Attendez, il faut que je vous parle.

En voyant la canne, elle s'arrêta tout de même, sans se départir d'un certain air contrarié.

Nous nous connaissons ? Qui êtes-vous ? C'est que je suis pressée.
Je vois ça.
 
Il continua à s'approcher sans rien dire ; ils étaient presque au bas de la pente, en vue d'une cathédrale, devant une boutique qui, d'après son enseigne, vendait des idées.

Je ne vous dérangerai pas longtemps. C'est au sujet de votre fille.

La femme se crispa d'un bloc.

Je n'ai rien à voir avec cette histoire. Vous ne m'avez toujours pas dit qui vous étiez.

Quand il arriva enfin à son niveau, elle recula d'un pas. Il resta à distance.

Je m'appelle Bertrand Morane. Je travaille pour l'avocat de M. Borromino.
Pourquoi ne prenez-vous pas contact par voie officielle ?
Je venais justement vous voir, mais vous êtes sortie devant moi alors que j'étais encore au niveau de la Coquille. C'était trop loin pour crier. J'ai essayé de vous rattraper, mais...

Il montra sa patte folle. Elle se décrispa légèrement. Semántico put enfin la regarder pleinement. Pas étonnant que sa fille soit mignonne. Mme Pernenche ex-Ollivion avait de quoi charmer, classe Caroline Cellier, au bas mot !

Ecoutez, je ne vois pas ce que vous pouvez attendre de moi. Je ne sais plus rien des activités de ma fille. C'est elle qui a décidé de vivre avec son père à sa majorité. Depuis, ça ne me regarde plus, et c'est tant mieux !
Je sais, madame, je sais, mais... Avec le suicide du jeune Borromino, les choses ont changé, vous comprenez ?

Semántico crut pendant un instant qu'elle allait se mettre à pleurer.

Pourquoi voulez-vous me parler ? dit-elle en secouant vivement la tête.
Parce que Céleste est soupçonnée de complicité. Le père de Guilhem a porté plainte pour diffamation.
Mais... ce que vous dites est extrêmement grave.
Oui. Elle risque deux à trois ans de prison, répondit Semántico en se disant que lui-même risquait de trois à cinq ans pour usurpation d'identité.

Mme Pernenche tremblait. Elle ouvrit la bouche une fois, la referma, puis dit : « Autant régler ça tout de suite. Je vous accorde une demi-heure. Allons nous asseoir à l'Arbalète. Je dois téléphoner pour retarder mon rendez-vous. »

Pendant qu'ils remontaient la pente, elle appela sur son portable une certaine Hélène, restant évasive sur les raisons de son retard. Ils restèrent ensuite muets, le temps de s'installer à la même table qu'avait laissée Semántico. Son demi-demi avait été évacué, malheureusement.

Bonjour, madame, fit la serveuse avec une politesse appuyée et en arrivant moins d'une minute plus tard. Qu'est-ce que je vous sers ?
Bonsoir, Véronique. Un Bailey, s'il vous plaît. Double.
Et monsieur ? Une autre Affligem ?

Semántico réprima une grimace.

Pourquoi pas, oui ? Bien frappée.
 
Elle s'éclipsa sans rien dire.

M. Morane, attaqua Lydia Pernenche, vous n'avez pas une tête d'avocat ni d'assesseur ni rien. Pas même d'avoué ; de toute façon, cette profession n'existe plus. Quelque chose me dit que vous n'êtes pas journaliste, et la question que vous a posée Véronique prouve que vous étiez ici à m'attendre et non, comme vous l'avez affirmé, au coin de la rue en train de venir chez moi. Pour qui travaillez-vous ?

C'était sans bavure ; il fallait faire comme les vrais comédiens : assumer.

Je pourrais vous répondre un truc grandiloquent, comme la Justice ou la Vérité, mais nous savons tous les deux ce qu'il en est réellement de ces concepts.

Elle se contenta d'acquiescer, sans rien perdre de sa dureté.

Ecoutez-moi bien, parce que ce que je vais vous dire est délicat.

Il attendit que la serveuse ait posé leurs consommations.

Comme vous l'avez sans doute deviné, la disparition de votre fille est un coup monté, un escamotage destiné à piéger le fils Borromino, peut-être pour neutraliser son père dans une affaire d'ordre politique.
Ce qui est tout-à-fait dans les cordes de mon connard d'ex-mari, en effet. Qui, accessoirement, n'est pas le père de Céleste. Continuez.
Nous pensons que l'inculpation d'homicide par imprudence qui a poussé Guilhem au suicide constitue un abus de pouvoir, lequel ne peut émaner que d'une personne haut placée.

Elle resta silencieuse un moment, sirotant son Bailey.

"Nous", c'est la police des polices ?

Semántico se contenta de cligner des yeux.

Cet entretien, dit-il, est résolument informel, et vous n'en saurez pas plus tant que nous n'en saurons pas plus.
Ecoutez, M. Morane ou qui que vous soyez, il y a quatre ans que j'ai divorcé, et je sais parfaitement pourquoi je l'ai fait : pour ne pas être entraînée aux égouts le jour où mon mari plongerait pour ses magouilles lamentables. Pendant un moment, il m'a joué la vie dure et a failli nous détruire, ma fille et moi. Mais il ne m'a pas eue, c'est vous dire si je suis coriace et avisée. Par contre, il m'a pris Céleste et...

Elle se tut. Avala la moitié de son verre. Regarda Semántico sans le voir.

Pourquoi n'êtes-vous pas partie de Montchauvier ? lui demanda-t-il.
C'est Céleste qui voulait rester. À l'époque, je n'ai pas compris pour quelle raison. Je pensais qu'elle avait un petit ami, peut-être. En vérité, c'était pour rester près de... lui !

Semántico sentait bien qu'il y avait autre chose, mais elle était près de craquer, et il savait que, quand ce genre de femmes craque, elle ne se met pas à chialer en déballant son sac. Il changea de sujet.

Sur quoi se base l'opposition de Borromino ?
Vous ne le savez pas ?
Je préfère vous l'entendre dire.

Elle haussa les épaules.

Sur le coût prohibitif du tramway, qui risque de ruiner la ville d'ici cinq ans, si ce n'est pas déjà fait. D'après lui, les vrais chiffres sont faramineux ; bien au-delà des bilans officiels.
De combien ? Le double ?
Vous pouvez tripler sans problème. Quand j'ai quitté le service, la fausse comptabilité dépassait déjà les quatre milliards d'euros. De toute façon, ce n'est pas ça, le vrai problème. Le vrai problème, c'est que la politique actuelle de la ville va créer dans les années à venir un gouffre financier que rien ni personne ne pourra combler. Et il se passera ce qui s'est passé à Vienne.
Vienne, en Isère ?
Vienne, en Autriche. La ville a dû vendre son tramway à des investisseurs étrangers afin de rembourser les emprunts qu'elle avait dû contracter pour le construire. Et qu'ont fait les nouveaux propriétaires ? Au lieu de s'emmerder à gérer une compagnie de transports qui leur aurait rapporté des clopinettes, ils l'ont mise en cross-border-leasing. Ainsi, c'est la municipalité de Vienne qui doit payer un loyer pour que ses administrés puissent se servir du tramway. Et bien entendu, pour trouver l'argent, que fait la mairie ? Elle augmente les impôts locaux. Comme d'habitude, ce sont les usagers qui payent. Deux fois.
C'est possible, un truc pareil ?
Non seulement, grâce au néo-libéralisme, c'est possible, mais le nombre de villes en Europe qui sont obligées d'y recourir est en augmentation constante. Et croyez-moi, elles préfèrent ne pas s'en vanter. Ça ferait mauvais effet auprès des administrés, vous ne croyez pas ? De toute façon, ajouta-t-elle en s'énervant nettement, tout est possible dans un monde où des gens qui n'ont pas d'argent sont capables de payer des vêtements qui font de la publicité à des marques qui exploitent des miséreux. Vous ne trouvez pas ?

Semántico laissa passer un souffle. Il ne voyait pas quoi répondre, et de toute façon, elle ne le regardait pas vraiment. Elle était montée sur son cheval de bataille. Il chercha un moyen de la remettre sur les rails, mais elle fut plus rapide que lui.

Bientôt, le monde entier ressemblera aux Olvidados, avec des Zonas retranchées un peu partout.

Semántico hésita à lui dire qu'il ne savait pas de quoi elle parlait. Il profita du fait qu'elle finissait son verre.

Je suppose que rien ne permet de prouver tout ça ? Le budget explosé, je veux dire, et les malversations ?
Tout dépend de qui vous interrogez, répondit-elle avec un soupir douloureux. Dénicher la moins pourrie des pommes d'un panier pourri n'est pas une tâche aisée. Ni ragoûtante.
Vous-même n'êtes pas du genre à me donner un nom ; je ne vous ferai pas cette injure. Mme Pernenche, pensez-vous que votre ex-mari, ou les gens qui travaillent pour lui, seraient capables de mettre volontairement la vie d'autrui en danger ?
Vous plaisantez ? Ce suicide n'est qu'un faux pas, un stupide accident qui n'aurait jamais dû se produire. Les socialistes ne sont pas des assassins.
Allez dire ça à Greenpeace ! Je connais aussi des ex-membres de l'ETA et quelques syndicalistes africains qui aimeraient discuter de ce point avec vous ; quant à ce qui est vraiment arrivé à Bérégovoy et de Grossouvre... Enfin, passons ! Apprenez que certains assassins le deviennent précisément à la suite d'un stupide accident ; par exemple, une mise en scène qui a mal tourné. Peu importe ; ce que je voudrais savoir, c'est, à votre avis, pourquoi votre fille a-t-elle soudain choisi de vivre avec son... beau-père ?
Je n'en sais rien, dit Mme Pernenche en se levant brusquement. Céleste a complètement cessé de me parler depuis qu'elle a eu douze ans. Et le jour de ses dix-huit, elle a laissé un mot sur la porte du frigo, qui disait : "Il n'a plus que moi. Je te quitte." Vous êtes satisfait ?

Elle n'attendit pas sa réponse et fila gracieusement parmi les massifs de fleurs. L'affaire commençait à sentir tout doucement les égouts de l'âme humaine, comme aurait dit Balzac s'il avait été là au lieu de croupir au fin fond du XIXe.

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