dimanche 6 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 15

15

Il rêva qu'un chien à trois têtes défonçait sa porte en grognant. Mais les grognements, c'étaient les siens, en fait. Quant aux chiens, ils n'eurent pas besoin de défoncer la porte de la chambre ; le réceptionniste leur avait donné son passe en échange de sa survie, ce qui fait un marché honnête, par les temps qui courent. Ils entrèrent sans demander la permission et marquèrent aussitôt leur territoire : celui qui avait une tête de molosse alla se poster à la fenêtre ; celui à tête de corniaud alla inspecter la salle de bains vite fait et revint garder la porte d'entrée de la chambre ; quant au troisième, qui avait une tête de caniche dopé aux hormones femelles, il s'approcha du lit, donc de Semántico, et s'assit sur le bord. Il souriait.
Semántico mit bien dix secondes à retrouver l'usage de ses yeux.

Comment m'avez-vous trouvé ? demanda-t-il pour gagner du temps, vu qu'il se foutait éperdument de la réponse.

Caniche haussa les épaules.

Va-t-en savoir, mon biquet. Caméras, délation, flair, rumeurs, recoupements, coup de bol... Tout est bon, dans le cochon ! Et puis, les limaces, ça laisse des traces. Tu veux savoir la vérité ? Allez, je vais te faire une fleur : Monsieur Nantois, ici présent (il désigna le Corniaud d'un coup de collier) a des accointances sexuelles avec une demoiselle de la police municipale à qui tu as fait des civilités cet après-midi. En d'autres termes, il est jaloux. Jaloux comme un pou, hibou, caillou, chou, et pan dans le genou.

Semántico lui aurait volontiers arraché les canines sans anesthésie mais il se contenta de bien photographier sa gueule inoubliable, tout en se mettant en posture assise.

Allez, habille-toi, ma puce. T'es attendu par le Maréchal de Prusse.
Faut d'abord que j'aille pisser.
Mais bien entendu. Malouin ! Va tenir la quiquette au monsieur. Et ne te laisse pas impressionner, hein ? On connaît tes tendances olé-olé.

Le Molosse quitta la fenêtre sans manifester la moindre espèce d'émotion et entra directement aux chiottes, tenant la porte ouverte.

Semántico aurait bien voulu décliner l'invitation, mais il avait une urgence gastrique de niveau 9. Eh puis merde, se dit-il ; après tout, ce sont des sous-hommes, comme on dit en politique. Il n'allait pas se gêner pour eux.

Quand il s'habilla ensuite, ils ne le laissèrent pas ouvrir son sac lui-même. C'est Caniche qui choisit ses fringues et les lui passa. Après, Molosse se chargea du sac, l'emportant avec lui. Au dernier moment, Semántico tendit la main vers sa canne.

Attends, tu rigoles ou tu plaisantes, mon chichounet ? lança Caniche en s'esclaffant. On va te donner le bras, plutôt. Ça sera tout mignon.
J'en aurai besoin, plus tard, insista Semántico.
Ma Cosette à couilles, quand on en aura fini avec toi, il faudra que tu t'achètes une clinique en Suisse. Et si tu me fais encore chier, il faudra que tu te dépêches d'apprendre à graver le marbre. Parce qu'il n'y aura personne pour t'aider à ton enterrement. Je m'ai bien fait comprendre ?

Bon. Ça se présentait plutôt mal. Il y aurait sans doute une phase intermédiaire, c'était couru, durant laquelle il apprendrait des tas de trucs décisifs. Mais la suite serait plus délicate. Il se laissa conduire et s'appuya sur les bras non négligeables du Molosse Malouin.

La bagnole des clebs à forme humaine ne sentait pas les pieds de flics ; elle avait une autre odeur, plus subtile mais plus difficile à définir et surtout plus inquiétante. En tout cas, elle était du même modèle et de la même couleur que celle des deux autres saligauds, ce qui en disait long.

Il préféra se déconnecter jusqu'à ce que la réalité reprenne le pas sur la télé du lundi soir.

Ce qui fut fait quand un quatrième clébard lui adressa la parole. Semántico cligna des yeux ; il était assis dans un fauteuil d'employé, face à un bureau de patron (période Zola) ou d'élu moderne, ce qui revient moralement au même. En un éclair de conscience un peu mou, il se souvint à peu près du trajet parcouru ; ils étaient sortis du centre ville, avaient pris quelques grandes avenues bordées d'arbres, étaient entrés dans une propriété avec portail automatique et hauts murs surmontés de barbelés. Il n'en était pas sûr à 100 %, mais il avait cru apercevoir des miradors aux angles. Pour l'heure, à travers les larges baies vitrées, il ne voyait qu'un jardin à peine illuminé de quelques loupiotes. Tout ça sentait la joie de vivre garantie chez AXA.

Le type assis en face de lui - du bon côté du bureau, donc - avait l'air d'être né sur une photo de journal. Sa calvitie jetait autant de reflets que ses dents. Il mordait dans la cinquantaine comme dans un croissant au beurre, et se tenait bien droit, les doigts croisés. Il avait des mains de catcheur manucurées.

Bonsoir, Morane. Ou comme vous voudrez. Vous ne me connaissez pas mais je ne doute pas que vous ayez les moyens de deviner qui je suis : Jean-Jacques Borromino.

Il laissa passer une seconde parfaitement rhétorique.

Grâce à votre intervention désintéressée, nous avons pu interrompre de justesse un processus criminel qui visait à attenter à ma personne.

Semántico aurait pu demander des précisions. Il n'eut même pas le temps de se dire qu'il s'en foutait ; l'autre enchaîna, en faisant un mouvement de lèvres et de langue assez répugnant, comme s'il savourait ses mots encore vivants après les avoir arrosés d'essence à briquet.

Le scandale qui s'ensuivra fatalement sera bénéfique à ma cause et vous vaudra la reconnaissance éternelle de nos électeurs et de nos électrices.
Epargnez-moi le jargon péteux ; je ne suis pas l'audimat. Et de toute façon, je ne l'ai pas fait pour vous.
Tiens ! Vous parlez donc !

Semántico s'abstint de répondre, ce qui constituait un paradoxe soluble dans la métaphysique.

Peu importe, reprit le maire de la commune sécessionniste. Je vous ai fait venir ici pour vous remercier. Sans vous, en effet, j'aurais succombé à un énervement fat... Ah ha ! Veuillez pardonner ce menu lapsus. Je voulais dire, bien sûr : à un événement fatal, peut-être pas fatal pour ma vie mais certainement pour ma carrière. De plus, vous comprenez qu'après la mort de mon fils, je suis déjà... comment dit-on ? Ah oui : vulnérable. Un mot terrible, vulnérable ; n'est-ce pas ?

Il se leva et fit le tour de la table. Il était minuscule ; il lui fallut faire six ou sept pas avant d'arriver à côté de Semántico. Là, il lui tendit la main droite. Elle resta en l'air un moment, puis retomba.

Bien sûr, fit Borromino en retournant s'asseoir. Evidemment. C'était à prévoir. Enfin, cela ne change rien.
Bon dieu, c'est tout ce que ça vous fait, d'avoir perdu votre fils !
C'est cela qui vous chagrine, M. Morane ? Sachez que Roger Damourreddo est mon ennemi depuis plus de trente ans. J'ai eu d'autres enfants avant celui-ci, je peux en avoir d'autres ; et puisque vous êtes détective, je vous laisse le soin de découvrir ce qu'ils sont devenus. À vos frais, bien sûr. Vous n'avez pas la moindre... pas la moindre, vous m'entendez ? idée de tout ce qu'il m'a fait perdre. Alors épargnez-moi les discours moralisateurs. Vous n'y connaissez rien.

Il donna un coup de menton ultra-nerveux en direction de Caniche.

Mâchez-le sept fois chacun et recrachez-le dans le Merdançon.

Puis il regarda Semántico une dernière fois, avec quelque chose comme une vague lueur d'inquiétude dans l'œil, celle que pourrait avoir le Tsar de toutes les Russies envers un bébé-phoque qui bloque le port de Vladivostok.

Vous comprenez pourquoi nous devons vous corriger, M. Morane ?
Bof ! Par tradition ?
C'est une façon de voir les choses. La curiosité est un vilain défaut que les gens comme vous ont dans le sang. Nous allons donc vous faire une sorte de... oui, c'est ça : une prise de sang.
S'il existait un moyen simple de corriger ce que les gens comme vous ont dans le sang, soyez certain que je l'appliquerais. Mais vous êtes tellement nombreux que ça coûterait trop cher. Pour pouvoir financer ça, il faudrait s'adresser à quelqu'un comme vous, et on n'en sortirait jamais. D'ailleurs, on n'en sort pas ; c'est bien ça, le problème.

Borromino laissa passer quelques secondes de silence.

Vous tenez donc tant à avoir le dernier mot ? Même en sachant que c'est un jeu auquel vous ne pouvez pas gagner.
Vous m'emmerdez. Finissons-en.
Non. Je tiens vraiment à vous laisser l'initiative... que dis-je ? le privilège du dernier mot. Allez-y, dites quelque chose de bien senti. Soyez... héroïque, M. Morane. Soyez-le d'autant plus que personne ne vous écoute.

Semántico serra les dents pour s'aider à réfléchir. Il devait bien exister un mot ou deux qui concluraient cette scène de façon satisfaisante. Les cinq secondes qui passèrent ensuite avaient un petit air surréaliste. Finalement, ils sortirent tout seuls, comme des gamins bien éduqués.

Sarcome et bistouri.

Borromino ne dit rien et se contenta de faire signe à ses chiens d'opérer. Ils allèrent dans le garage de la villa pour le démolir posément. Plus tard, Semántico serait le premier à reconnaître qu'ils n'eurent recours à aucun coup bas ; ils ne lui flanquèrent que vingt-et-un coups au total, tous très efficaces et bien espacés. C'était presque bon de se retrouver entre des mains professionnelles. Il y eut même un moment où une chaussure l'atteignit à l'aine et son propriétaire s'en excusa, avant de lui en coller un en plein buffet. Evidemment, ils menèrent sans problème le Petit au bout, et Semántico faillit bien ne pas faire un seul pli. D'accord, trois contre un, on ne pouvait pas appeler ça « à la loyale », mais il eut quand même la satisfaction de réussir à flanquer un coup de santiag dans les burnes de Caniche, qui hurla légèrement à la mort. De fait, cela ne changea rien au résultat final : capot, il était.

Ils le flanquèrent dans le coffre de leur bagnole et le jetèrent littéralement au fond d'un canal qui serpentait au pied de la ville. Comme il n'y avait qu'un filet d'eau d'égout qui coulait au centre, Semántico atterrit sur le béton et roula quelques mètres, avant de s'immobiliser et de partir pour de bon au pays du cirage.

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