mardi 8 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 17

17

La première fois que Semántico émergea du coma, il entendit des gémissements qu'il prit pour les siens. Réflexion faite, c'étaient ceux d'un accordéon qui jouait dans la pièce d'à côté. Il essaya d'appeler mais sa voix ne parvint même pas à franchir sa gorge. Il laissa tomber et fit ce dont il rêvait le plus : dormir.
La deuxième fois qu'il s'éveilla, quelqu'un était en train de changer les pansements sur son visage. Il bougea, par réflexe.

Oups ! Restez tranquille, dit la femme qui était assise sur le bord du matelas. C'est pas grave ; je vais recommencer.

Semántico se contenta de grommeler, et se rendormit sans même s'en apercevoir.

La troisième fois qu'il s'éveilla, il voulut savoir l'heure, mais il n'y avait personne pour la lui donner et l'accordéon jouait de plus belle ; quelqu'un chantait, aussi. Cette fois, il n'avait plus envie de dormir.

Il tenta de se lever mais ne réussit qu'à se redresser. Appuyé sur un tas de coussins, il chercha un moyen de faire du bruit, d'attirer l'attention de la musicienne. Il y avait un verre et une carafe d'eau au pied du canapé-lit. Il les entrechoqua deux ou trois fois.

Hey, hey ! fit la femme en ouvrant la porte. Ça a l'air d'aller mieux, on dirait ?
Quelle heure est-il ? grogna Semántico.

Il n'y avait pas de fenêtres, à cette pièce. Il y faisait sombre.

Je sais pas trop, répondit-elle en se débarrassant de son énorme instrument. Quand je compose, je ne fais pas attention au temps qui passe.

Elle avait un curieux accent, un peu nordique. Après avoir posé l'accordéon, elle regarda l'écran d'un téléphone portable.

Déjà deux heures et demi !
Le matin ou l'après-midi ? Et de quel jour ? voulut savoir Semántico.
On est mardi soir. Enfin, mercredi matin. Faudrait quand même que j'aille me coucher, moi, si je veux être en forme demain. Vous avez besoin de quelque chose ?

Semántico la regarda, qui se tenait debout dans l'embrasure de la porte. Elle était grande, châtain, franche comme l'or. Il eut l'impression fugitive qu'elle était sa petite sœur jumelle, dont on l'avait séparé à l'âge de quatre ans.

Je ne sais même pas comment vous vous appelez, dit-il.
Mon vrai prénom est imprononçable en français, dit-elle en s'approchant. Alors j'ai simplifié en Yuli. Ça marche aussi dans ma langue natale.
À savoir ?
Le néerlandais. Et vous ?
Oh, moi, je suis un pur bâtard franco-navarrais ; enfin, basco-basque. Je m'appelle Semántico G...
Stop ! Je ne veux rien savoir de plus. Thé ou café ?
Euh... Bon. Vous n'auriez pas plutôt de la bière ?

Elle s'esclaffa.

À la bonne heure ! Avec ça, c'est pas encore demain la veille que je me lève aux aurores. Euh... elle ne veut rien dire, cette phrase, non ?

En riant toujours, elle alla à la cuisine. Semántico en profita pour visiter la salle de bains, à la vitesse d'un escargot qui joue à la dégonfle avec une limace. Quand il revint, un verre plein d'un liquide ambré l'attendait.

Tchin ! fit Yuli en trinquant.
Tchin !

La bière était aussi glacée que sèche ; elle ravigotait sans vraiment désaltérer.

Ce n'est pas une bière de houblon, dit-il. Je me trompe ?
Aucune idée. C'est une copine d'Angleterre qui me l'a offerte, la dernière fois qu'elle a passé. Non, on dit qu'elle "est" passée ? Qu'elle est venue !

Elle souleva la bouteille et lut l'étiquette.

Old Speckled Hen. "Une levure spéciale... Depuis 1711... Appelée ainsi d'après un certain modèle de MG". Ah bon ? C'est une bière de voiture ? J'ai rien compris. Que ça ne nous empêchera pas de la boire, hein ?

Il but une deuxième gorgée, qui lui monta tout de suite au cerveau. Il dut s'avouer qu'il n'était pas encore tout à fait d'aplomb.

Tu parles bien le français, dit-il. Tu vis ici depuis longtemps ?
Onze, douze ans. Et toi ?
Moi ?

Bizarrement, il n'avait pas envie de répondre.

Dis-moi plutôt pourquoi tu m'as recueilli. La plupart des gens n'auraient rien remarqué ; les trois quarts des autres n'auraient rien fait ; et le reste aurait appelé la police. Au mieux.
Au mieux... ou au pire, répondit-elle en cessant de sourire et en terminant son verre.
 
Semántico lui laissa le temps de se resservir.

J'aime pas les flics, dit Yuli d'un trait. Surtout depuis quelques temps.
C'est pour ça que tu as pris tous ces risques ? Je pourrais être un sans-papiers, un terroriste, un braqueur de parcmètres...
Les paradoxes, ça entretient la santé morale.
Ils t'ont causé des soucis, les flics ? demanda Semántico en commençant tout doucement à piquer du nez.
Pas directement, non. Mais j'en ai vu certains faire des mochetés. Et j'ai des amis qui s'en sont pris plein la gueule.
Quel genre de mochetés ?
Tu veux vraiment que je te raconte ?
 
Sem eut un hochement de tête involontaire, qu'elle interpréta à sa guise.

Bon. Eh bien, par exemple, il y a quelques semaines, j'étais à Avignon, en train de marcher dans une rue du centre ville. J'approchais d'un carrefour avec un feu, et le feu est passé à l'orange quand j'étais encore à une dizaine de mètres. Là, j'ai entendu une moto accélérer à fond derrière moi, puis griller le feu rouge à au moins 70 à l'heure, peut-être même plus. Evidemment, dans l'autre rue, le feu était passé au vert ; une fille en vélo a failli se faire couper en deux par la moto. Tu sais ce qu'il a fait, le motard ? Il a hurlé "Connasse !" Et il a foutu le camp. Quand elle est passée devant moi, la fille chialait de trouille sur son vélo. L'autre salopard était déjà loin. De toute façon, on n'aurait rien pu faire d'autre que de le lyncher ; c'était un polizier nazional. Oh, pardon, ça m'a échappé. La faute à mon akzent.
Y a pas de mal.
Et encore, cette histoire, c'est pas la pire. La goutte d'eau, c'est une histoire qui est arrivée à une amie à moi, qui a deux enfants. Des minots, tu vois ; huit et dix ans. L'hiver dernier, elle rentrait de chez ses parents, un soir - il faisait nuit, déjà - et tout-à-coup, une bagnole de flics lui fait une queue de poisson, l'oblige à s'arrêter au beau milieu de la route ; quatre flics en sortent, flingues au poing, ils l'obligent à se coucher sur la chaussée, la menottent, et là, qu'est-ce qu'ils font ? Ils braquent les gamins, ils leur collent les flingues à deux centimètres du nez, en leur disant de sortir sinon ils les descendent. Tu imagines, ce qu'ils ont ressenti ?

Yuli s'arrêta un instant dans son récit, pour ravaler sa haine.

En fait, ma copine s'était fait voler sa voiture quelques mois avant, mais elle avait été retrouvée par les gendarmes. La voiture, pas ma copine, hein ? Ces crétins avaient oublié de le signaler à la préfecture. Alors les flics l'ont prise pour une voleuse et ils l'ont traitée comme telle, avec ses gosses. Mais c'est même pas le pire... Le pire, c'est que mon amie a porté plainte contre eux pour préjudice moral ; et le jugement a été rendu la semaine dernière. Elle a été déboutée sous prétexte que ces messieurs faisaient leur travail.

Semántico n'aurait pas aimé être en uniforme face au regard que Yuli arborait à ce moment-là. À vrai dire, Semántico n'aurait pas aimé être en uniforme, tout court.

Tu veux que je te dise un truc, Semántico ? Je crois que je l'ai compris parce que je suis étrangère, mais ça vaut ce que ça vaut. Alors, écoute : si les flics d'aujourd'hui ont le droit... non : l'ordre, de terroriser nos gosses, c'est parce que celui qui leur donne cet ordre a l'intention d'être encore là quand ils auront dix-huit ans et qu'ils se demanderont pour qui voter. Alors, c'est peut-être con, mais c'est pour ça que je ne demande pas la nationalité française : pour pouvoir me tirer d'ici, au cas où la sarkostasi lancerait un avis de recherche à mon nom. Tu vois, je ne suis pas si courageuse que ça.

Semántico avait lentement sombré au fond du lit, retrouvant peu à peu une position couchée.

Toi, par contre, reprit Yuli d'un ton plus gai, on voit bien que t'as une gueule à emmerder les pourris. Surtout en ce moment. C'est pour ça que je t'ai ramassé. Enfin, je crois. Et surtout, je sais que tu ne vas pas me vider mon frigo. Oh, putain ! s'écria-t-elle en louchant sur son portable. Trois heures et demie ! Faut que j'aille dormir. Salut, mon p'tit Sem.

Elle déposa un baiser appuyé sur le seul emplacement libre du front de Semántico et quitta le salon en bâillant puissamment. Il s'endormit avant même que Yuli n'ait atteint son lit, à l'étage au-dessus.

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