samedi 25 août 2012

DICTIONNAIRE DES VOYAGEURS... de François Angelier: Une encre bonne à jeter ?




Dictionnaire des Voyageurs et Explorateurs occidentaux
du XIIIe au XXe siècle
de François Angelier
(éditions Pygmalion, 2011)

L'autre jour, en visite chez mon bouquiniste favori, j'eus le regard attiré par un objet séduisant : un beau gros livre à la couverture bleue et vanille arborant une caravelle toutes voiles dehors et un bout de carte représentant l'Amérique centrale. C'était le Dictionnaire des Voyageurs et Explorateurs occidentaux (du XIIIe au XXe siècle) de François Angelier, aux éditions Pygmalion.

Je m'en emparai avec avidité, de peur qu'un autre en profite, et fonçai à la caisse sans même finir mon tour d'horizon. Il faut dire que j'adore les dictionnaires (Pérec les trouvait rassurants ; moi, ils me fouettent les sens ; d'ailleurs, le Dico des Lieux imaginaires d'Alberto Manguel et Gianni Guadaluppi est mon livre de chevet - entre autres). Plus encore : j'adore la période historique dite des Grandes Découvertes ; elle contient en germe toutes les contradictions de l'homme moderne, et on y trouve les racines du bien et du mal qui tissent le monde d'aujourd'hui. Par dessus tout, un tel objet n'existait pas (car même si l'Atlas des Explorations de l'Encyclopædia Universalis est magnifique, il n'est pas exhaustif et encore moins d'usage pratique).
Bref, j'étais heureux d'avoir un nouvel outil pour explorer l'Histoire. Rentré chez moi, j'ouvris le trésor et plongeai au hasard dans ses pages exotiques. Chaque personnage y est présenté par son nom, ses dates de naissance et de mort (parfois supputées), ses occupation principale et nationalité, ses destinations de prédilection, une notice biographique relatant ses exploits les plus connus, enfin une éventuelle source bibliographique. En moyenne, chaque notice fait une demi-page ; certains inconnus ayant à peine laissé une trace dans l'histoire n'ont droit qu'à deux ou trois lignes (Heurter, Guerreiro, Baumgarten, Tenreiro...) ; Christophe Colomb occupe trois pages et demie ; le plus généreusement doté (Hernan Cortès) a droit à six pages.
Je naviguais bientôt dans les eaux les plus douces qui soient, celles de la découverte. Car j'ai beau m'y connaître un peu sur la question, il faut bien admettre que la quantité d'Européens qui sont un jour partis voir ailleurs s'ils y étaient force le respect. Qu'ils fussent missionnaires (jésuites ou autres), négociants, aventuriers, pirates, espions, traîtres, diplomates, anthropologues, botanistes (combien de ses élèves Linné a-t-il envoyé à la mort pour qu'ils lui ramènent des échantillons ? Je n'ai pas osé les compter), conquistadores, trappeurs, interprètes, cartographes, alpinistes, fonctionnaires, gestionnaires, actionnaires, marins naufragés ou simples colons, la liste est longue, voire interminable ; c'est bien sûr ce qui fait la richesse de ce sujet.
Des gens aussi incroyables que le fanfaron George Psalmanazar, l'utopiste Christian Gottlieb Priber, le séducteur Maurice Benyovski, le mystérieux Vincent Le Blanc, le malchanceux George Pollard Jr ou l'indestructible Piri Reis ne peuvent qu'inspirer les écrivains en quête de bonnes idées (James Clavell, par exemple, a fondé son Shōgun sur la vie ébouriffante de William Adams). Bref, ce Dico est tout prêt à servir de mine d'inspiration(s), raison pour laquelle je me le suis procuré sans hésitation.
Sauf que...
Sauf que, au détour d'une notice concernant un missionnaire jésuite parti d'Europe en 1601, on apprend qu'il est arrivé à Pékin en 1703 ! Faute de frappe, sans doute ; oui, mais aussi : Thomas Cavendish, mort en 1592, accomplit son plus grand exploit en... 1684. Matthew Flinders est né en 1774 et mort en 1814 mais il est "rentré à Sydney en 1902". Fautes de frappe, le fait que les îles Galápagos n'aient presque jamais leur accent ? Que les Espagnols n'aient jamais de tilde sur leurs n, ni les Portugais sur leurs ao ? Quant à la ville de Calicut, elle n'a jamais droit à la majuscule, sans doute victime d'une opération « Ctrl+F / Remplacer tout » aussi abusive que malvenue.
Ce n'est pas tout : Malaspina né à Mulazzo au début de sa notice, revient dans "sa ville natale Pontremoli". Le missionnaire récollet Joseph de La Roche Daillon, né en 1625, arrive au Canada en... 1625 pour aider le père Viel ; quel prodigieux bébé ! Dans la notice de Laplace, Hobart (Tasmanie) se nomme "Hobort", erreur qui se reproduit plusieurs fois ; dans une autre notice, l'île se nomme "Tansmanie" à plusieurs reprises. Étienne de Flacourt réussit à "mâter" une insurrection (sans doute grâce à des charpentiers musclés). On apprend que Humboldt et Bonpland ont résidé en France de 1804 à 1827 (alors qu'ils sont partis en 1807 ; leurs familles les avaient réclamés). Ailleurs, Cortès doit "libérer [les Mexicains] du jour de Moctezuma" (p. 241), vu qu'il est "un rebelle à l'égard de qui aucun égard n'est dû" (p. 242), et même que "Diego de Velazquez, toujours hostile à Cortès, le convint de rentrer dans le rang" (p. 243) ! Heureusement pour lui, il n'est pas resté convintu longtemps. Le 26 janvier 1500, Vicente Pinzon découvre l'Amazone, le prenant pour le Gange, et en remonte le cours sur la distance incroyable de "environ 50 mètres" (normal qu'il se soit trompé ; en tout cas, sacré freinage, pour une caravelle !)
Ailleurs encore, John Byron (le grand-père du poète) effectue son tour du monde de 1764 à 1766 "dans le cadre des opérations navales de la Guerre de Sept ans", ce qui n'a pas dû être évident, vu que celle-ci s'est déroulée de 1756 à 1763 (sauf dans la notice de Tobias Furneaux, où la même guerre a duré de... 1760 à 1763 ; sans doute a-t-elle bénéficié d'une remise de peine). Estevao de Gama, né vers 1430, est le "fils de Vasco", lequel est né trente ans plus tard, au bas mot. Selon le cas, la Muscovy Company a été fondée soit par Sebastian Cabot en 1552, soit par Richard Chancellor en 1555. Dans la notice sur Diego de Guadalajara, on nous renvoie à la notice sur Benavides au sujet des Indiens Jumanos, rencontrés en 1654 ; non seulement il n'y est pas question d'Indiens, mais Benavides est mort en 1635. Dans la notice de "Charles Clerke (1741-1799)", on peut lire la phrase suivante : "Capitaine du Discovery jusqu'en 1799, il prend le commandement du Resolution après la mort de Cook en février 1799 à Hawaï" ; la bonne date est bien sûr 1779, comme aurait pu le vérifier l'auteur lui-même (ou le correcteur, ou l'éditeur) dix pages plus loin dans la notice sur James Cook. Quant à la triple répétition de ladite erreur, elle exclut l'éventualité d'une faute de frappe ; et si jamais on avait un doute, elle se répète dans la notice de Bellingshausen !
Voici un exemple extrême (p. 354) : « HAYTON, Nicolas (?-1271) Monarque puis religieux arménien. Destination : Mongolie. Roi de Cilicie entre 1124 et 1269, il abdiqua à cette date pour se faire moine. [...] Mandé ensuite à la cour mongole par le prince Batou, il s'y rendit incognito en septembre 1354. Il resta aux côtés du monarque jusqu'en novembre de la même année pour revenir en Arménie en juillet 1255. » Et à part ça, pourrait-on avoir un début d'explication pour le nom bien anglais de cet Arménien ? Il travaillait pour Jasper Fforde, sans doute ; ou pour Poul Anderson ?
J'abrègerais volontiers ici les souffrances ; les exemples d'erreurs pullulent (en moyenne deux par page, et le livre en compte 750) aussi bien dans les dates que dans les noms, quand ce n'est pas dans les faits eux-mêmes, qui sont souvent décrits sur un ton flou à faire pâlir de jalousie les politiciens les plus roués (pardon pour le pléonasme). Par exemple, Bodega y Quadra meurt d'une "attaque subite qui met fin à sa vie", sans que le contexte permette de savoir s'il s'agit d'une attaque par des ennemis ou d'une congestion cérébrale. William Broughton découvre des îles, certes, mais pas les Chatham auxquelles il a pourtant donné le nom de son navire, découverte qui allait entraîner la destruction de la civilisation indigène moriori. Dans la notice de Jacob Le Maire, le cap Horn est "nommé ainsi en souvenir de ses commanditaires", alors que c'était le nom de son navire ! De nombreuses phrases bancales ("Tomas de Berlanga flotte, à la demande de Charles Quint, en direction du Pérou", "Golovnine et son équipage s'enfuient à la face des Anglais" !) ou sans verbe sentent l'absence de relecture, voire le copié-collé vite-fait/mal-fait. Et pourquoi, mais pourquoi, mille sabords, avoir mis Du Petit-Thouars père à la lettre D, et son fils à la lettre P ?
Bref, tout cela évoque fortement le genre d'amateurisme irritant dont nombre d'entrées Wikipedia sont percluses. Et ne parlons même pas du ton général employé par l'auteur pour mettre en valeur « l'aspect positif » des conquérants et colonisateurs européens face à l'obscurantisme et la barbarie des sauvages primitifs (exemple : les trois cents pélerins musulmans que Vasco de Gama rencontre dans l'océan Indien en 1502 sont victimes d'une mesure de "représailles", alors qu'ils n'avaient rien demandé et qu'ils ont été attaqués, pillés, brûlés vifs et coulés par les vaillants chrétiens ; quelques semaines plus tard, le zamorin de Calicut est sobrement "maté", mot qui traduit le fait que Gama a fait capturer au hasard une poignée d'innocents sur le quai, les a pendus sans procès à ses vergues, leur coupant ensuite mains, pieds et têtes, mettant le tout dans une barque poussée vers le rivage en guise de message diplomatique). Et bien entendu, les gentils missionnaires sont toujours "assassinés" et "trahis" par leurs guides indigènes, tandis qu'eux-mêmes "apportent la lumière de la civilisation". Ce ton-là, on y est malheureusement habitué, au point de ne presque plus le remarquer ; raison de plus pour ne pas l'excuser.
Hélas, il y a encore pire.
Comme le savent les amateurs d'exploits héroïques, le Norvégien Roald Amundsen a disparu quelque part dans l'Arctique en essayant de porter secours aux membres de l'expédition Nobile, dont le dirigeable s'était écrasé ; on est donc en droit de s'attendre à voir le nom de Nobile suivi de l'astérisque qui renvoie à sa notice. Las ! Non seulement les astérisques sont distribués au petit bonheur la chance, mais... ladite notice ne s'y trouve pas. Nobile n'est pas dans le dico. L'espace d'un moment, on se dit que c'est une simple erreur (une de plus !), que ce n'est pas si grave que ça. Après tout, c'est une punition inconsciente, peut-être, pour cet officier affligeant qui a non seulement provoqué la mort de presque tout son équipage mais a égoïstement sauvé la sienne.
Sauf que...
Sauf qu'il n'est pas le seul grand absent. En cherchant un peu, on finit même par en découvrir beaucoup, des absents. Passe encore que l'hypothétique pirate Clipperton (censé avoir découvert l'îlot insignifiant qui porte son nom) ne figure pas au côté de Pizarro et des divers Aguirre ; ils ne sont pas de la même trempe. Passe encore que l'interprète-soldat Máximo Rodriguez (qui a passé un an sur Tahiti, à apprendre la langue indigène avant l'installation des premiers Blancs) soit omis. Que Clark ait droit à une notice mais pas Lewis, c'est curieux mais au moins, son nom est-il cité quelque part. Que Bulmo et Estreito, prédécesseurs malchanceux de Colomb sur la route des Indes par l'ouest, soient omis, pourquoi pas ? Nous avons l'habitude de subir toute sorte de propagande à propos de Colomb au point d'y être devenus indifférents. Que des voyageurs mineurs comme Nachtigal, Frotet, Blosseville, Beaumetz, Faidherbe, Alopen, les frères Buzoni, Marmaduke, Schuyler, Jackson ou Acquaviva soient oubliés alors qu'ils sont parfois mentionnés, c'est embarrassant mais on peut bien faire l'effort de l'admettre, étant donnée l'ampleur de l'entreprise ; il fallait bien que quelques personnes subissent les aléas de ce travail colossal (même si un bon relecteur avait pour mission de s'en apercevoir et d'y remédier). Et qu'il n'y ait guère qu'une douzaine de femmes en tout, on ne peut sans doute le reprocher qu'à l'Histoire et à la misogynie atavique des hommes qui l'ont écrite.
Certes, à la rigueur, je veux bien, oui, mais...
Oublier Surcouf alors que d'autres pirates moins célèbres y figurent ? Oublier Guillaume de Rubroek, alors que son nom est cité des dizaines de fois ? Oublier Franklin, alors qu'une bonne douzaine d'expéditions sont parties à sa recherche, et que son nom est mentionné autant de fois ? Oublier Clive, le conquérant anglais des Indes ? Oublier Montcalm et La Condamine ? Oublier Pigaffetta, l'un des dix-huit survivants de l'épopée de Magellan ? Oublier Sebastiano Del Cano, qui a ramené à bon port le premier navire européen à avoir fait le tour du monde ?
Oublier Magellan ?
OUBLIER MAGELLAN ?
...oublier Magellan...!
Peut-être (hypothèse folle, mais la seule plausible en l'occurrence) que l'auteur du Dico ne croit pas à l'existence de Magellan, et que, dans sa générosité, il a souhaité nous faire partager cette conviction peu orthodoxe...
Imaginez un Dictionnaire des Politiciens sans Saint-Just ; un Dictionnaire des Fromages sans Roquefort ; un Dictionnaire des Femmes sans Marie Curie ; ou une voiture sans marche arrière, un vélo sans roues, un navire sans boussole... Laissons filer la métaphore au loin ; elle a besoin de prendre l'air du large.
De respirer un grand coup.
En conclusion : outre le fait qu'un tel projet aurait dû être confié à un vrai chercheur, cet objet aguicheur et plein de promesses qu'il ne tient pas, bâclé par la hâte et la négligence (tant celles de l'auteur que celles de l'éditeur), mérite une bonne correction, une très sérieuse révision, et une réédition augmentée. Après quoi, ce sera peut-être un bon outil de travail, et pas seulement une source embarrassante de curiosité(s).

3 commentaires:

  1. Merci pour cet avis très argumenté qui m'a évité de me précipiter sur ce titre pourtant prometteur... Je cherche ce genre de sommes depuis des années : auriez-vous en passant quelques conseils complémentaires de "vrais et bons" dictionnaires encyclopédiques des voyageurs et explorateurs ? Merci d'avance ! (et petite question par simple curiosité : avez-vous transmis votre relevé d'énormités au sieur Angelier, pour qu'il revoie sa copie ?)

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    1. Cher anonyme,
      tout d'abord, non, je n'ai pas transmis ce compte rendu à l'intéressé; j'ignore comment il le prendrait et je n'ai pas assez d'amis puissants pour me défendre contre ses foudres éventuelles (ou celles de son grossissant éditeur).
      En ce qui concerne votre recherche d'un bon dictionnaire d'explorateurs, j'ai bien peur que tout reste à faire. "Les découvreurs" de Daniel Boorstin est très intéressant, mais outre que ce n'est pas un dictionnaire, il parle de toute sorte de découvreurs, dans plusieurs domaines parfois intérieurs (néanmoins, le seul chapitre sur Henry Oldenburg vaut la peine de le lire). Le dico des Lieux imaginaires de Manguel & Guadaluppi en mentionne plusieurs, mais le classement est géographique (en plus du fait que ce sont des voyageurs généralement imaginaires - mais pas tous).
      De fait, mon outil favori en l'occurrence est wikipedia en anglais. Les articles rédigés par des membres et des fans de la Royal Navy sont d'une précision historique incroyable et sans équivalent français; il y a même certains marins français qui y sont mieux détaillés que dans notre langue!
      Bref, l'idée d'un dictionnaire des explorateurs était excellente, et c'est pourquoi ce gâchis est d'autant plus navrant. Si vous en avez le courage (ou l'entregent) n'hésitez pas à tenter de convaincre Pygmalion de publier une version totalement remaniée de cet ouvrage, qui le mérite. Mais surtout, par pitié, qu'ils confient le boulot à un vrai bibliophile connaisseur, pas à un bidouilleur de clavier.
      Merci.
      (Oublier Magellan... SOS!)

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    2. Un grand merci ! De mon côté je me penche sur l'Encyclopedia of Exploration de Ray Howgego en 5 volumes. On m'en a dit grand bien, et les quelques pages du 1er tome que j'ai pu consulter sont prometteuses. (et Magellan y est ! ouf !...)

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