vendredi 3 août 2012

Théâtre de Rue : Faunèmes par L'éléphant vert

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Photo DR



Faunèmes

un spectacle de la Compagnie

l’éléphant vert




Tremblement de taire




L
es enfants japonais connaissent depuis longtemps ces poupées sans jambes dont le fond est plombé, les Daruma. Nous les avons appelées Culbuto.

 C'est peut-être une coïncidanse, mais au premier regard, les Faunèmes ne semblent pas avoir de jambes non plus. Ils font penser à des derviches de cuir. Un rien les bouscule ; mais ce rien, il faudrait être sourd pour ne pas voir d’où il vient. Ce rien leur fait tourner la tête comme un parfum capital. A petits coups de nuque, ils auscultent la rue, leur domaine. Ils la mesurent. Ils calculent son volume. Et quand ils l’ont bien jaugée, ils l’envahissongent, comme des chimères à la trompe raffinée.
 
Le volume, c’est la mesure de ce qu’il faut combler.
 Le volume sonore se mesure en décibels. Une belle musique, par exemple, peut contenir un très petit nombre de décibels. Un appel au secours peut contenir trop de décibels pour qu’on l’interprète correctement. Plusieurs sons mis ensemble peuvent produire un bruit inférieur à la somme de leurs bruits respectifs. Cela peut paraître étrange, mais après tout, certains humains ont peur du silence, comme s’il était vide.
  Alors qu’un précipice n’est jamais qu’un volume de roche absente. Son écho donne la mesure du plaisir qu’on prend à le combler du regard. Certains n’hésitent pas y voler, à y planer ; d’autres s’y jettent à corps perdu pour une danse verticale. Les danseurs sont des sculpteurs de volume gestuel ; ils comblent des espaces aériens et plastiques. Ils envoient des pans de leur chair en détachement diplomatique, pour nous séduire ou nous bafouer, aussi bien. Leur chanson de geste n’est pas toujours délicate. Le pari de l’éléphant vert est de taille, comme la pierre : nous donner le vertige, nous faire quitter le sol et sa gravité de pacotille.
 Les poupées Daruma se relèvent après chaque chute. « Telle est la vie : tomber sept fois, se relever huit. » Les Faunèmes, qui n’ont qu’une jambe, un socle tournant caché sous leur jupe de cuir mécanique, dansent comme des arbres. D’ailleurs, ils sont creux. Leurs troncs résonnent, leurs branches craquent, leurs feuillages bruissent. On les entend de loin : ils sont vos lumineux, qui ouvrent la voix en plein jour.
 Nos tympans, pour une fois, sont tous d’accord : voilà qu’on nous dit quelque chose, quelque chose en plus du discours habituel, en plus du discours des songe-creux qui fait semblant d’être gratuit pour mieux se payer de nos attentions. Les Faunèmes nous causent. Ils nous causent de l’émoi.
 Avant tout, ils nous parlent de rien. Ils se contentent de happer ce que nous avons l’habitude de zapper. Ils composent des parfums-ritournelles pour nos tympans crevés par la vie quotidienne. Ils marquent quatre temps dont l’explosion ne nous laissera pas indemnes.
 Quatre : ils tournent. Virent des hanches et des épaules. Craquètent. Tirent. Bouchonnent. Volantent. Ravalent comme des bêtes. Burinent comme des marteaux. Ils engrenagent comme des poissons dans l’huile de coude.
  Trois : l’un des quatre se grippe et va faire l’abeille, butine aux têtes publiques. Extirpe des sons avec sa conque à piston, les heureux-produit aussitôt, les jette en l’air comme des paroles inutiles. Certaines personnes ont l’œil surpris, comme si le son qui les traduisait là les trahissait aussi. D’autres en restent télépatées. Quelques-unes ne résistent pas à l’expression intérieure et s’en vont vers des spectacles plus faciles à compter, qui réclament moins de synaptitude à l’art-et-volte. Ceux-là, les Faunèmes ne les poursuivent pas de leurs trompe-l’oreille, mais se souviennent d’eux dans leur musique en traîne qui fait une écharpe invisible à tous ces cous massés. Car le public de Faunèmes ne s’accumule pas ; il gravite. Il tangue. Il a de la gîte au fond du bocal ; il pense qu’on va lui dire des choses sur le dedans de lui-même. A qui la faute ? demandent les enfants, qui sont toujours devant.
  Deux : la machine continue à gripper toujours plus profond. Le grain de pousse-hier qui l’a emballée prend de l’assurance, du vole-hume, de la densité conque-errante. Pour un temps, l’éléphant tourne sur deux pattes folles et deux voix ferrées ; c’est la guerre des quatre fers en l’air. Les sons soudain font du bruit. Les cliques claquent. On devine des gifles en joue, ça punit, c’est un duel acoustique.. Et ce silence, qui n’arrive toujours pas.. Le silence, c’est le contre-air de la guerre.
 Un : la machine qui n’en est plus une bascule et s’évade. Les voilà hôtres. Ils ne tournent plus bien ronds : voilà qu’ils dansent comme des animaux enroués. Ils ont trouvé un sens là où tout le monde croyait la source tarie. Voilà qu’ils nous abreuvent, fontaine claire, dans la douce-heure du moment. « Ecoule, écoule.. » disent-ils sans maudire. Voilà que nos oreilles n’ont plus besoin de trier pour entendre. Le langage se retire enfin, se rend à l’évidence ; il tombe sous les sens. On entend tout, on s’entend tous. Ce qu’on entend, c’est de la musique en chair et en os, qui nous secoue de l’intérieur au beau milieu d’un coin de nature humaine.
 Zéro : la foule se disperse. Légères précipitations vers spectacle suivant ; retour inattendu de la dépression du lent-gage. Les mots décidés ailleurs reviennent à leur lourde charge ; on suit leurs pas-rôles à la trace.
  Et nous voilà de nouveau tout éperdus dans un monde de signes.


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